Le moulin à eau des Éboulements en est à ses derniers tours de roue

Le dernier meunier des Éboulements, Jean-Guy Tremblay
Photo: Jean-Louis Bordeleau Le Devoir Le dernier meunier des Éboulements, Jean-Guy Tremblay

Que ce soit par passion, par nécessité ou en raison d’une certaine frilosité face à la « modernité », des irréductibles pratiquent des métiers qui semblent sortis d’une autre époque, non sans les mettre au goût du jour. Suite de notre série Métiers d’antan. Aujourd’hui : le meunier.

L’eau a beau couler toute l’année sous la roue du moulin des Éboulements, dans Charlevoix, les affaires tournent au ralenti ces temps-ci pour Jean-Guy Tremblay. Le dernier meunier d’une longue lignée d’ouvriers qui remonte au XVIIIe siècle n’a plus de relève. Et les clients aussi sont difficiles à trouver. Le métier lui-même est ainsi menacé.

Le moulin des Éboulements a peu de rides malgré ses 234 ans bien sonnés. Le bâtiment pourrait fournir chaque année 50 tonnes de farine par année « sans misère », selon son meunier âgé de 72 ans. La production normale avoisine plutôt les 30 tonnes. Malheureusement, cette année, la boulangerie du coin a cessé de lui acheter de la farine, et celle-ci dort donc dans le silo. « L’automne prochain, si [le silo] est plein à moitié, je ne le remplirai pas… Il n’y a plus de débouchés ! »

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Il s’agit du nombre de moulins au Québec qui produiraient encore de la farine selon les méthodes ancestrales. Il en existe d’autres, mais la plupart survivent grâce à un modèle d’affaires muséal plutôt que commercial.

Jean-Guy Tremblay est le doyen des meuniers québécois. Lui-même descendant du premier propriétaire, Jean-François Tremblay, il a grandi dans ses murs un peu enfarinés. Il y vit encore aujourd’hui, dans un petit appartement qui jouxte la salle principale. Il dit se souvenir d’une époque où 60 poches de blé moulu s’entassaient sur le plancher « en permanence ». Aujourd’hui, « si ça reste de même », c’est à peine de 10 à 15 poches de farine qui sortent chaque semaine de ses meules, l’une des rares au Québec à fonctionner toute l’année uniquement grâce à la force de l’eau.

Seulement sept moulins au Québec produiraient encore de la farine selon les méthodes ancestrales. Il en existe d’autres, mais la plupart survivent grâce à un modèle d’affaires muséal plutôt que commercial. La disparition de cette filière est due à l’absence de relève, mais aussi à celle de clients intéressés par une farine artisanale, souligne le meunier. « Ça pourrait continuer s’il y avait des débouchés. Ça serait rentable si ça roulait à plein. »

Photo: Jean-Louis Bordeleau Le Devoir Une affiche à l’entrée du moulin

Des gestes anciens, une qualité supérieure

Qu’elle soit blanche, entière ou de sarrasin, la farine monte et descend dans une série de convoyeurs avant d’atterrir dans les bacs finaux. Ici, tout tourne d’un seul mouvement. Si quelque chose coince, trois étages de machinerie s’arrêtent. Les roues de fer du moulin charlevoisien sont « coulées grossement », bien loin de la précision millimétrique d’aujourd’hui. La tradition orale fait remonter l’origine de cette mécanique aux forges du Saint-Maurice, le tout premier établissement industriel du pays.

Cette méthode artisanale et laborieuse procure une qualité nutritive supérieure au produit, explique Jean-Guy Tremblay. « La farine, plus elle chauffe, plus elle perd de ses propriétés. En industrie, c’est moulu tellement vite que ça perd ses vitamines et protéines. Il faut alors rajouter des vitamines. Ici, elle est moins pressée. On est à environ 100 tours par minute. Elle ne sort presque pas chaude. Le blé est entier pour vrai. »

Les gestes des meuniers ont beaucoup gagné en simplicité depuis que l’eau est transformée en électricité avant d’en venir à broyer du grain. « Eux autres pèsent sur un piton, et ça part. Il y a des avertisseurs s’il se passe de quoi. Ici, il faut rester vigilant en permanence. »

Photo: Jean-Louis Bordeleau Le Devoir Entre 1985 et 1992, Jean-Guy Tremblay a rénové l’entièreté des mécanismes du moulin.

C’est à la main qu’il empoche toute cette poudre. S’il quitte des yeux le bac final un peu trop longtemps, ce dernier risque de déborder et de tout perturber. Il doit aussi veiller sur les aléas de la nature. Jean-Guy Tremblay est toujours en train de surveiller si un arbre ou le gel ne vient pas bloquer les pales du moulin ou détruire le barrage. « Tu ne peux pas aller loin », résume l’homme encore très en forme.

Jean-Guy Tremblay avoue ne cuisiner que très rarement du pain avec sa propre farine. Il n’utilise son produit que pour tester sa matière première, autrement dit « lorsqu’[il] change de blé ». Et il prépare son pain… grâce à une machine électrique.

La maintenance

Le moulin des Éboulements a déjà changé de vocation au fil du temps. Les meuniers précédents ont moulu durant des années le grain destiné aux animaux « pour qu’ils digèrent mieux ». Le père de Jean-Guy Tremblay travaillait ainsi pour les agriculteurs de Charlevoix lorsqu’il a racheté le moulin en 1948 pour le vendre vingt ans plus tard à la famille Molson.

Épris de ce patrimoine aussi familial que national, Jean-Guy a pris à bras-le-corps les travaux de rénovation qui s’imposaient alors. Entre 1985 et 1992, il a rénové l’entièreté des mécanismes du moulin. Une fois celui-ci restauré, il a relancé une production de farine pour la consommation humaine. La première année, ils ont manqué leur coup, dit-il. « Le grain n’était pas bon. On avait juste de l’écorce. »

Rien ne roule jamais parfaitement dans un tel bâtiment deux fois centenaire. Jean-Guy Tremblay a dû réparer par deux fois le pont qui mène au moulin. Lors du passage du Devoir, il était en train de refaire la gouttière qui alimente le moulin en eau. À vrai dire, la maintenance occupe la majorité du temps d’un meunier moderne. « La roue est bonne pour un bout. Le reste se change. C’est le dehors qui demande plus de temps. […] Ça prend plus quelqu’un capable de tout faire que d’être meunier. »

Des jeunes prêtent main-forte de temps à autre, mais personne ne reste longtemps. « Ça prendrait deux gars pendant six à sept mois, juste pour la maintenance », estime celui qui, jusqu’à preuve du contraire, sera le dernier meunier des Éboulements.

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

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