Un monde hyperdisponible
Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Environ 16 milliards de pieds humains foulent maintenant la surface de notre planète. Dans le passé, notre curiosité et notre intelligence se sont alliées à nos mains qui ont commencé par s’agripper aux branches d’arbres et à saisir des fruits, et qui sont aujourd’hui capables de jouer Chopin, de faire du pain, de caresser l’être aimé, mais capables aussi de brandir une arme et de recueillir nos larmes.
Après environ trois milliards d’années d’évolution de la vie sur Terre, ce « succès », d’un point de vue évolutionniste, nous montre maintenant qu’il n’est pas nécessairement synonyme d’harmonie planétaire.
Empruntant à la « théorie critique » de l’école de Francfort, fondée, entre autres, par Theodor Adorno, Walter Benjamin et Herbert Marcuse, il est aujourd’hui plus que pertinent d’en utiliser la vocation première : mettre à jour les formes possibles de l’émancipation humaine, tout en analysant les effets négatifs de la progression du capitalisme et de la raison instrumentale.
Accompagnés par des successeurs modernes de cette école de pensée, comme le sociologue Hartmut Rosa, par exemple, voyons comment le monde est affecté par le poids de sa population humaine dans un contexte où la société de consommation des pays riches et émergents veut rendre ce monde totalement, et à tous moments, accessible.
Contrôle
Dans notre souci historique de contrôler notre environnement, nous avons dominé la nature et en avons possédé les ressources. Nous avons érigé des monuments à notre gloire par l’intermédiaire des dieux et des rois.
Nous avons cultivé la terre partout où nous le pouvions. Nous avons domestiqué les animaux que nous voulions pour le travail ou pour leur viande. Nous l’avons fait avec les humains, aussi pour le travail, mais souvent pour servir de soldats à la conquête ou à la défense de territoires.
Nous avons sillonné la planète sur des bandes asphaltées, le ciel en avion, la mer en bateau et l’espace en fusée. Nous avons, jusqu’au summum actuel de la modernité, avec la conquête du cyberespace, rendu le monde hyperdisponible.
L’axe économique de la dominance humaine s’est exprimé en rendant la planète utilisable à souhait pour l’exploitation de ses ressources, un mode économique en croissance constante pour le profit des entreprises et pour l’assouvissement consumériste des hyperconsommateurs et des acheteurs d’« externalités négatives » que nous sommes devenus.
Avec le pétrole, nous avons ouvert, sans le savoir, une boîte de Pandore et rendu disponible ce qui était enfoui depuis des millions d’années. Nous avons créé des aires immenses pour son extraction et pour servir une activité industrielle destinée à un style de vie de plus en plus énergivore et émetteur de GES, avec les conséquences que l’on connaît maintenant.
À ce compte, dans cette société de consommation qui est la nôtre, il a fallu un axe de dominance politique pour rendre une classe moyenne « consentante » (Noam Chomsky), tout en réduisant le statut de l’individu/citoyen qui la compose en producteur/consommateur, ce nouvel humain « unidimensionnel » (Herbert Marcuse). Pour ce dernier, nous avons rendu le monde accessible comme jamais dans l’histoire de l’humanité. Nous lui faisons miroiter des objets à profusion, venant de partout.
Nous avons mondialisé l’agriculture et rendu accessibles des fruits et des légumes venant de pays lointains. Nous avons élaboré des produits culturels à foison et des cités pour les contenir. Nous lui avons aussi offert des voyages en avion pour que les pays qu’il voyait sur le globe terrestre de son enfance lui soient accessibles en quelques heures, pour en faire, trop souvent, ce nouveau voyageur géolocalisé, instagrammé et collectionneur de lieux que nous retrouvons dans les publicités de voyage.
Économie de l’attention
Cet homo domesticus (James C. Scott) a donc nécessité un axe de dominance sociologique pour le maintenir dans les axes précédents : la publicité s’est chargée de cette tâche avec le succès que l’on connaît. Il fallait inclure les gens dans une spirale de désirs et d’insatisfactions en les poussant au conformisme qu’exige le partenariat entre le capitalisme et la démocratie.
Nous atteignons aujourd’hui les sommets d’efficacité d’une nouvelle « économie de l’attention » (Byung-Chul Han) avec la télévision et les réseaux sociaux en créant un « hyperspectateur » (Gilles Lipovetsky, Jean Serroy), excité par la publicité et le divertissement.
L’hyperdisponibilité du monde se traduit, chez le consommateur, en une panoplie gargantuesque de possibilités « expérientielles » ainsi que d’objets, physiques et culturels, avec le téléphone intelligent comme cerise sur le gâteau.
Les choses se complexifient dans l’axe psychologique de cette dominance : une majorité d’humains, ainsi que le reste du monde vivant et non vivant, ont été objectifiés pour leur disponibilité dans un contexte économique et utilitariste.
Dans notre rapport à l’autre et à la nature, la religion avait déjà pavé la route pour cette vision du monde : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la Terre et l’assujettissez, dominez sur les poissons, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la Terre (Genèse). »
Désenchantement
De plus, un certain humanisme historique nous a placés au centre de l’Univers comme étant les seuls êtres à posséder une âme ou une subjectivité, nous donnant tous les droits et nous permettant ainsi de considérer le monde comme notre propriété, notre terrain de jeu, notre carré de sable, nos centres de ressources à grande surface, nos terres, pour y planter des drapeaux, comme nous l’avons fait sur la Lune et bientôt sur d’autres planètes.
Mais nous avons ultimement et fondamentalement besoin, en tant qu’êtres sensibles et intelligents, de sens, de beauté, d’épanouissement et d’amour. Toutes ces choses, que des forces qui nous dépassent largement, nous rendent hyperdisponibles d’une main, nous sont enlevées de l’autre, car dans cette disponibilité sans fin et sans frein se cachent des externalités négatives : des torts faits aux humains et à la nature que nous exploitons.
« Nous détruisons finalement la nature par sa réduction à quelque chose de toujours disponible » (Hartmut Rosa) quand, au fond, c’est elle qui est à même de nous procurer du sens et de l’émerveillement, par notre contemplation, par notre appréciation de sa beauté et les liens qui nous unissent à cette fabuleuse nature.
L’accessibilité à tout, que ce soit physiquement ou mentalement, nous ôte la rareté, la lenteur, le silence, l’imprévisibilité et la valeur de l’indisponibilité qui permettent une « résonance » (Hartmut Rosa) entre le monde et soi. Cet état civilisationnel mondialisé, où la main de l’homme a mis le pied partout, qui prétend nous enrichir d’« expériences » à volonté, nous appauvrit, en fin de compte, par un désenchantement et finit par nous rendre comme de malheureux « junkies » qui en veulent toujours plus.
Fatigue
Mais cette perte de sens, cette vie en sevrage et ce trop-plein nous font devenir aussi des « humains fatigués » (Byung-Chul Han) et déçus par les injonctions de jouissance, de possession et de performance constamment proposées, sinon imposées, par la société de surconsommation.
En effet, tout cela ne nous procure ni sens, ni bonheur, ni épanouissement. En détruisant la nature du monde pour accéder à sa disponibilité sans fin et sans frein, l’être humain s’atrophie, aliène sa propre nature et, finalement, tire dans sa propre chaloupe.
Cette façon de faire, de tout posséder, de tout dominer, a semé les graines de l’envie, ces genèses de la guerre, d’une tribu à l’autre, d’une nation à l’autre, d’un voisin à l’autre. Elle nous pousse à vouloir tout ce que l’on désire, même ce qui appartient à d’autres, au lieu d’apprendre à désirer ce que l’on a.
Mais à l’heure où même les plus pauvres d’entre nous sont appelés à confondre leurs rêves avec des messages publicitaires, il faudra bien envisager un mode de vie plus sobre, voire plus écologique, et se servir à nouveau de notre intelligence pour harmoniser notre réalité humaine avec le réel planétaire. Il faudra aussi utiliser pleinement ce grand pouvoir humain qui est de créer de la beauté, ainsi que notre capacité à voir, et vouloir voir cette beauté naturelle de notre monde, et s’en émerveiller. Notre planète, la Terre, est une perle rare dans le voisinage galactique.
À nous d’en prendre pleinement conscience et de faire honneur à cette précieuse rareté, en tentant de cultiver une saine et viable disponibilité du monde, et le bonheur d’y vivre en harmonie avec le reste de ce qui le compose.
Pour proposer un texte ou pour faire des commentaires et des suggestions, écrivez à Dave Noël à dnoel@ledevoir.com.