À la ministre Duranceau
Mon voisin Lucien a été retrouvé mort dimanche.
Seul, dans sa cuisine des 52 dernières années, dans un modeste quatre et demie dont il était locataire et qu’il considérait comme sa maison familiale.
Le jeudi précédent, il attendait encore les enfants du quartier et son chien préféré au coin de Rosemont et de Saint-Michel pour le dernier jour d’école. Le chien lui a alors généreusement léché le visage et j’entends depuis résonner son éclat de rire, reconnaissable entre tous.
La journée était chaude, lumineuse, pleine de la frénésie des dernières fois, et Lucien était de bonne humeur, comme tous les matins.
Au fil des années passées à le voisiner, il m’a raconté ses histoires de vie, comment il avait élevé seul ses filles, travaillé fort pour subvenir aux besoins de la famille, surmonté les épreuves et dompté les vices. Il était fier de ne pas « prendre de pilules » comme il le disait, de marcher tous les jours, de ses parties de quilles et de sa recette de sauce à spaghetti.
Lucien n’habitait pas seulement le quartier depuis plus d’un demi-siècle, il lui insufflait un petit quelque chose. Il le remplissait de sa voix éraillée, de son regard taquin, de ses grandes envolées politiques sur fond d’effluves de fumée de cigarettes et, surtout, d’humanité.
Sa mort me bouleverse et me révolte parce qu’elle est à la fois tragique et banale.
Tragique, parce que c’est devant un avis d’éviction posé sur la table que Lucien a été retrouvé mort. Et ça, ça ne s’invente pas, Madame Duranceau : son coeur a cessé de battre devant un implacable destin de lutte, ou de déracinement.
Mais elle est aussi banale parce que j’ai le sentiment que ces vies brisées n’ont aucune valeur à vos yeux, et c’est précisément ce qui me révolte.
En cette période de déménagements, je souhaitais vous faire part de cette histoire pour honorer la mémoire de cet homme, qui méritait de faire encore plein de recettes de sauce à spaghetti dans sa maison.
Il me semble, Madame la Ministre, que tant et aussi longtemps que les personnes locataires ne seront pas mieux considérées, protégées et accompagnées, l’histoire se répétera lamentablement.