Malades de seconde zone

Faudra-t-il revisiter la formidable formule d’Yvon Deschamps ? On y songe. Dire qu’« il vaut mieux être riche et en santé que pauvre et malade » ne suffit peut-être plus dans un Québec où il vaut aussi mieux tomber malade dans les grands centres… qu’en région.

Sous la plaisanterie, il n’y a rien à rire et tout à pleurer dans l’effritement des soins que connaissent les régions éloignées. On a frôlé — et heureusement évité — la catastrophe cette semaine sur la Côte-Nord. Il ne faudrait pas se réjouir trop vite : une étincelle suffirait à raviver la menace de lits fermés et de services suspendus. Des incendies semblables couvent aussi ailleurs, à commencer par l’Abitibi-Témiscamingue et le Nord-du-Québec.

La Fédération québécoise des municipalités (FQM) a raison de dénoncer ces interruptions de services — passées, présentes et anticipées — car elles sont documentées, chroniques et préjudiciables. Le mal est si grand dans certaines régions que, dans une lettre dont Le Devoir a obtenu copie, la Fédération constate que ceux qui en font les frais se considèrent comme « des citoyens de seconde zone » puisqu’ils ne peuvent « bénéficier des mêmes droits que leurs concitoyens ».

« L’argent, il y en a dans le système. Il est mal réparti », constatent les municipalités. Ajoutons que des ressources, il y en a dans le système, mais qu’elles sont aussi mal réparties. La dépendance à la main-d’oeuvre indépendante (MOI) est devenue endémique en certains territoires. Sur la Côte-Nord, elle pourvoit jusqu’à 60 % des postes. L’an dernier, l’Abitibi y a consacré près de 130 millions. En Gaspésie, environ 80 % du déficit accusé par le Centre intégré de santé et de services sociaux en 2023-2024 était attribuable à la MOI.

S’affranchir des agences de placement nécessite qu’on défasse des plis, qu’on marche sur la peinture et qu’on tolère des turbulences, soit. Le ministre Dubé a prévu un calendrier de « sevrage » raisonné dont le premier grand coup est attendu cet automne là où il est le plus facile de recruter : Montréal, Laval, Montérégie, Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches. Les autres régions bénéficient d’un sursis courant, pour certaines, jusqu’à la fin de 2026.

Plusieurs voix — autant de l’opposition que des syndicats et des leaders régionaux — avaient réclamé des protections supplémentaires pour ces régions les plus fragiles. On constate à la dure qu’elles avaient raison : un échéancier lointain ne suffira pas à les mettre à l’abri. Québec semble avoir aussi mal mesuré la combativité des agences, dont le récent coup de semonce a résonné jusqu’à ces régions avec une intensité suffisante pour y semer une panique légitime.

Au coeur des doléances des agences : l’entrée en vigueur du contrat mammouth qui plafonne les tarifs de la MOI à compter du 19 mai. Les quelque 170 agences qui ont accepté de fournir des services à ces conditions disent aujourd’hui qu’elles n’y arriveront pas. L’Association des entreprises privées de personnel soignant du Québec conteste carrément le contrat. Puisque l’Autorité des marchés publics n’a pas retenu sa plainte, elle s’est tournée vers les tribunaux.

Est-ce de bonne guerre ? À vrai dire, la question paraît secondaire tant le consensus politique et social est solide en faveur de la disparition de la MOI. On salue le refus catégorique du ministre Dubé de dévier de son objectif. D’autant qu’après cet épisode houleux, son esquif paraît paradoxalement un peu plus solide. Certes, son débauchage piétine encore même s’il s’accélère : le nombre d’employés d’agence retournés au public est passé de 1000 à près de 2400 depuis mars. Le ministre a même lancé l’idée d’un « Je contribue » 2.0. Pour autant qu’on le pilote correctement, pourquoi pas ?

L’urgence a surtout permis à Christian Dubé de tirer de son jeu une épingle gagnée en négociations : la mobilité volontaire du personnel. C’est ainsi qu’il a annoncé, de concert avec la Confédération des syndicats nationaux et la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, la création d’une « équipe volante publique » qui sera déployée « en priorité » dans les régions où « la situation est critique, comme la Côte-Nord et l’Abitibi-Témiscamingue ».

Un mécanisme de dépannage à même le réseau public est de la musique aux oreilles de bien du monde. Ce premier fruit, on aimerait cependant qu’il soit aussi cultivé en complicité avec la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). Hélas, ses négociations avec Québec s’enlisent. Le syndicat a annoncé jeudi qu’il reprenait ses moyens de pression « dès maintenant », pour les maintenir « aussi longtemps qu’il le faudra ».

Or, de la marge, le ministre en aura avec la fin de la MOI. Le réseau économisera au bas mot 1,3 milliard d’ici 2029. Christian Dubé s’est déjà engagé à consacrer une partie de cette somme à l’embauche de personnel additionnel. Il serait souhaitable qu’il adjoigne à cette réflexion un examen lucide de l’équité des soins au Québec en plus de s’ouvrir à des approches mieux adaptées aux réalités régionales. Plus attrayantes, aussi, car le nerf de la guerre, il est bien là et pas ailleurs.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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