Littérature de quartier, le Mile End d’hier et d’aujourd’hui
Premier d’une série de quatre articles consacrés aux livres qui cristallisent l’essence d’un quartier de Montréal. Pour lancer le bal, nous vous entraînons dans les rues et les ruelles de l’inimitable Mile End.
Le territoire officiel serait plus étendu vers l’est, mais la plupart des gens s’entendent pour dire que le Mile End, qui fait partie de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, est délimité par les rues Hutchison à l’ouest, Henri-Julien et de Bullion à l’est, le chemin de fer du Canadien Pacifique au nord et le mont Royal au sud. Souvent encensé pour sa qualité de vie, le quartier accueille plus ou moins 24 000 résidents et résidentes sur 1,6 km².
Le Mile End est indissociable du parcours de l’historien Yves Desjardins. « J’avais seulement trois ans quand ma famille a quitté l’immeuble que mon arrière-grand-père avait construit en 1912 sur Laurier Ouest, à deux pas de l’avenue du Parc, mais je suis retourné vivre dans le Mile End en 1974, alors que j’étudiais à l’UQAM. Le premier logement où j’ai habité, jusqu’en 1985, se trouvait sur Saint-Viateur, tout juste à l’est de Saint-Laurent. Il faisait face à l’ancienne manufacture de vêtements Peck, aujourd’hui le siège social canadien d’Ubisoft. Depuis, j’ai déménagé sur de l’Esplanade, puis sur Waverly, où je vis toujours. »
Après un détour de 34 ans par le journalisme, Desjardins a renoué avec sa première passion en signant Histoire du Mile End (Septentrion, 2017), un ouvrage où il déploie les multiples identités du quartier. « Il était considéré au XIXe siècle comme la campagne de Montréal, et on s’y rendait pour s’y divertir, explique-t-il. Traversé par le boulevard Saint-Laurent et l’avenue du Parc, le quartier fut longtemps une zone tampon entre les deux solitudes et un corridor d’accueil pour plusieurs générations d’immigrants qui ont laissé de nombreuses traces, particulièrement la communauté juive, comme en témoigne l’oeuvre foisonnante de Mordecai Richler. »
Après avoir été considéré comme un secteur délabré, le Mile End devient au cours des années 1980 et 1990 un quartier créatif et un haut lieu de la scène alternative. « Ce qui ne manque pas d’entraîner un inévitable retour de balancier, explique l’historien. On n’a pas hésité alors à caricaturer le Mile End en le traitant de repère de bobos et de hipsters, ou encore en le qualifiant de vecteur de l’anglicisation accélérée de Montréal. Et c’est sans compter les défis contemporains liés à son embourgeoisement et à sa touristification. »
Quand on lui demande quel livre dépeint selon lui le quartier avec le plus d’authenticité, l’historien ne peut s’empêcher d’en nommer deux. D’abord, Our Lady of the Mile End (Anvil Press, 2023), un recueil de nouvelles de Sarah Gilbert qui « décrit avec éloquence les transformations qui se sont opérées dans le quartier au cours des dernières années ». Vivement qu’un éditeur se décide à le faire traduire en français ! Puis, Hadassa (Leméac, 2006), le roman qui a valu à Myriam Beaudoin le Prix littéraire des collégiens et le prix France-Québec. « Entre 2001 et 2005, explique Desjardins, l’autrice a enseigné le français dans une école primaire juive hassidique située sur l’avenue Ducharme. Ce fut la source d’inspiration d’un roman où le Mile End sert de toile de fond à deux histoires d’amour entrecroisées : celle entre une enseignante et ses brillantes élèves et celle entre Jan, un immigrant polonais fraîchement débarqué au Québec, et Déborah, une femme hassidique en rupture de ban. »
L’autrice du très émouvant Hadassa se trouve privilégiée d’avoir pu recueillir les nombreuses anecdotes de ses jeunes élèves. « J’ai rapidement senti que je possédais des trésors inestimables, dignes d’être racontés dans un livre. L’action se déroule en partie dans les rues que m’a fait découvrir la petite Hadassa, Bloomfield, Durocher et Querbes, mais aussi dans les commerces de l’avenue Saint-Viateur. J’aime beaucoup la ruelle Groll, entre de l’Esplanade et Waverly. J’y ai campé un moment important de l’improbable histoire d’amour entre Jan et Déborah. » Pour Myriam Beaudoin, il est impératif de lire Lekhaim ! Chroniques de la vie hassidique à Montréal de Malka Zipora (Éditions du Passage, 2006). « On y découvre le quotidien d’une mère qui élève une douzaine d’enfants dans un logement modeste, ses préoccupations comme ses joies toutes simples. Entre rituels intégristes et dévotion maternelle, son humanisme m’émeut. »
Pierre-Marc Drouin a vécu dans le Mile End de 2008 à 2010. « J’habitais tout juste à côté du Club social, sur de l’Esplanade. Ce fut la période la plus sombre de ma vie. Ma maman, avec qui j’avais une relation conflictuelle, venait de mourir. Et j’avais rompu depuis peu avec une perverse narcissique. J’étais en mode autodestruction et le Mile End, à l’époque, était le parfait endroit pour ça : alcool, drogue, partys, sexe malsain, tout pouvait se passer en un claquement de doigts. » Avec ses déboires et ses deuils, l’auteur a écrit Mile End Stories (Québec Amérique, 2011), un roman cathartique dont plusieurs pages se déroulent au défunt Snack N’Blues. « Ce bar de Saint-Laurent était une poche de résistance face à l’embourgeoisement, face aux lois et face à l’évolution de certains courants musicaux qui alors me puaient au nez », explique Drouin.
Dessiner le Mile End
Auteur d’une bande dessinée à la fois humoristique et historique intitulée Mile End (Pow Pow, 2011), Michel Hellman vit dans le quartier depuis près de 20 ans. « J’habite sur Fairmount, juste à côté de l’iconique restaurant Wilensky. Lorsque j’ai emménagé, il y avait un côté village qui me plaisait bien, avec une vie communautaire, de petits commerces, des cafés indépendants. À l’époque, les loyers étaient encore abordables et cela attirait les étudiants et les artistes (surtout les musiciens). La population était hétéroclite, multiculturelle, et ce mélange a fini par donner au quartier une identité, voir une âme, unique en son genre. » L’auteur recommande de se plonger dans La collectionneuse de Pascal Girard (La Pastèque, 2014). « Comme l’histoire se déroule en grande partie chez moi, c’est en quelque sorte une suite à ma propre bédé. »
Isabelle Arsenault est l’autrice d’une série d’albums jeunesse intitulée La bande du Mile End. Les trois titres publiés à ce jour à La Pastèque sont L’oiseau de Colette (2017), La quête d’Albert (2019) et La scène de Maya (2021). « J’ai vécu dans le Mile End pendant dix-huit ans, explique l’illustratrice. D’abord sur de Bullion, près de Laurier, puis sur Clark, entre Saint-Viateur et Bernard. Nous avions droit à l’une des plus belles qualités de vie au monde, près des bagels Saint-Viateur, de l’épicerie Latina, du café Olimpico, de la librairie Drawn & Quarterly, du parc Lhasa-De Sela, de la crémerie Kem Coba, des restaurants de quartier, des boutiques de vêtements, des friperies, des galeries d’art et des salles de spectacle. Tout ça à un jet de pierre de mon atelier, de la garderie et de l’école des enfants. »
C’est justement le fait de voir grandir ses rejetons dans le Mile End qui a guidé Arsenault vers sa table à dessin. « Ayant vécu ma petite enfance dans la nature, à Sept-Îles, il me semblait inconcevable de leur offrir une simple ruelle comme horizon. Puis, rapidement, j’ai observé qu’ils s’épanouissaient dans cet espace urbain. La ruelle dernière chez nous était un terrain de jeu formidable qui prenait vie. Tout était source d’une nouvelle aventure. Un tas de branches, une boîte vide, un vieux tableau kitch abandonné. Ils s’appropriaient ce territoire et le transformaient à travers leur imaginaire en quelque chose de beau. Cette manière qu’ont les enfants de transcender le réel et d’être créatifs m’a beaucoup inspirée. »
Isabelle Arsenault recommande chaudement Les étoiles de Jacques Goldstyn (La Pastèque, 2019). « C’est un album jeunesse qui raconte l’histoire vraiment touchante d’un garçon juif et d’une fillette musulmane qui se rencontrent dans un parc du Mile End. Ils se découvrent un intérêt commun pour l’astronomie, une passion qui les porte à considérer ce qui est plus grand qu’eux, au-delà des questions religieuses. À travers un récit tout en finesse, soutenu par les magnifiques illustrations de Goldstyn, on plonge dans l’ambiance unique du quartier. »