La toute-puissance des ingénieurs et le tout à l’auto

Le sentiment de sécurité est un facteur important favorisant le déplacement à pied vers l’école.
Photo: Olivier Zuida Le Devoir Le sentiment de sécurité est un facteur important favorisant le déplacement à pied vers l’école.

J’ai bien aimé la chronique de François William Croteau du 12 juin dernier, qui portait sur les enjeux de l’usage de la voie publique (« Laisser l’été avoir sept ans »). Citant un article de La Tribune du 10 mai, il relatait les propos de la directrice du service de l’ingénierie, des eaux et des projets majeurs de la Ville de Sherbrooke par lesquels elle déplore « l’ingérence des élus et des citoyens dans ce qu’elle considère comme le champ de compétence exclusif des ingénieurs, à savoir la signalisation routière ». Rappelant au passage que c’est le Code de la sécurité routière qui confère tout ce pouvoir aux ingénieurs, l’ancien maire de Rosemont–La Petite Patrie faisait remarquer que les études et les recommandations des ingénieurs, bien que légitimes, semblaient toutefois fortement orientées par des considérations pro-automobile.

Ce filtre idéologique du tout à l’auto m’a rappelé mon expérience dans un comité de parents, il y a une quinzaine d’années. À l’époque, un des dossiers de l’Organisation de participation des parents (OPP) de l’école Sans-Frontières, située dans Rosemont, était la sécurisation de l’intersection de Bellechasse/9e Avenue. Pour se rendre à l’école, plusieurs enfants devaient en effet traverser la rue de Bellechasse et, s’il y avait un panneau d’arrêt dans l’axe nord-sud (9e Avenue), il n’y en avait pas dans l’axe est-ouest (de Bellechasse).

Un passage piétonnier aussi pâle que symbolique rappelait aux automobilistes que ça pourrait être bien de s’arrêter. Je me souviens d’avoir joué à la brigadière à maintes reprises, me déplaçant au milieu de la rue, brandissant une main ouverte afin de rappeler aux automobilistes l’existence d’un passage piétonnier et le fait que des enfants devaient traverser la rue. J’ai davantage eu droit à des klaxons de conducteurs impatients qu’à des regards bienveillants d’automobilistes. Et, bien sûr, je devais rappeler à mes fils que s’élancer ainsi au milieu de la rue était une tâche réservée aux adultes.

Dans ce contexte, pas étonnant que plusieurs parents ne voulaient pas que leurs enfants se rendent seuls à l’école. Somme toute, c’était plus simple de les y conduire en voiture en allant au travail. Dénonçant cette situation, l’OPP de l’école Sans-Frontières mobilisait les parents et multipliait les interventions publiques. Nous avions notamment organisé une manifestation conjointement avec le service de garde et fait circuler une pétition que nous avions déposée lors d’une réunion du conseil d’arrondissement.

Nous avions aussi réussi à avoir l’écoute attentive de la conseillère municipale de l’époque Carole Du Sault, de l’équipe Union Montréal de Gérald Tremblay. Je me souviens que cette conseillère trouvait nos revendications pertinentes et qu’elle avait tenté en vain de les faire avancer. Mais ce qui bloquait… c’était l’expertise des ingénieurs ! On nous parlait savamment du temps requis pour que l’oeil de l’automobiliste aperçoive un panneau d’arrêt en corrélation avec la vitesse de décélération proportionnelle au débit de la circulation.

Et la sécurité des enfants qui vont à l’école ? Faut croire que ce n’était pas assez scientifique…

Il a fallu attendre quelques années pour que la volonté politique de l’équipe de Valérie Plante arrive à changer les choses, entre autres grâce au courageux Plan local de déplacement de Rosemont–La Petite-Patrie, qui a permis d’améliorer la sécurité des piétons, des cyclistes et des personnes à mobilité réduite. Entre-temps, la direction de la santé publique reconnaissait que le sentiment de sécurité était un facteur important favorisant le déplacement à pied vers l’école.

Aujourd’hui, n’en déplaise aux ingénieurs « experts » et aux automobilistes pressés qui considèrent que la rue leur appartient, l’intersection de Bellechasse/9e Avenue est sécurisée avec des panneaux d’arrêt dans les quatre directions, ce qui rassure non seulement les parents et les enfants de l’école Sans-Frontières, mais également les citoyens fréquentant la piscine et la bibliothèque se trouvant en face de l’école.

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