Le nombre, les livres et la solidarité
Madame Denise est installée au même poste informatique qu’à l’habitude ; elle cherche un nouveau logement depuis plusieurs mois déjà. Par chance, la date de son bail dépassait le 1er juillet. Son inquiétude était tout de même légitime et palpable, récemment. C’est qu’en plus de louer leurs logements à des prix exorbitants afin de rentabiliser leur dépense hypothécaire en dedans de cinq ans, les proprios préfèrent répondre sèchement à ses courriels plutôt que de la rappeler. La situation est absurde pour quelqu’un qui n’a pas accès à un ordinateur chez soi.
Madame Guylaine est assise juste en face. À la recherche d’un emploi, elle doit télécharger son CV sur différentes plateformes qui ont chacune leurs propres exigences, leurs propres particularités et leurs propres complexités. Il faut payer pour imprimer des papiers. Signer des papiers. Numériser des papiers. Renvoyer des papiers. Puis attendre un miracle.
Monsieur Roger, qui occupe le troisième poste disponible, souhaite s’inscrire à des cours en ligne. Il a initialement tenté de le faire en personne, sur place, mais le réceptionniste a insisté pour qu’il passe par le Web. L’an dernier, il avait suivi avec nous des cours informatiques de base afin de pouvoir utiliser un clavier et une souris, minimalement. Selon toute vraisemblance, il a été prévoyant.
Abandon
Outre leur niveau de détresse élevé (comme un article de Jessica Nadeau le soulignait à la fin du mois de juin dans Le Devoir), ces personnes représentent surtout de manière concrète l’abandon de la population générale par les différents ordres de gouvernement.
Que ce soit clair, il n’est plus seulement question de l’abandon par la classe politique des personnes les plus vulnérables. Il est question de l’abandon de quiconque n’est pas blanc et riche.
Et si vous vous demandiez où elle se trouve, la majorité de cette population abandonnée par les dirigeants en qui elle avait confiance, ne cherchez plus. Elle converge en bibliothèque publique.
Les ados profitent de nos espaces et de notre wifi public. Les jeunes en difficulté dans un système scolaire tenu à bout de bras par les enseignantes viennent faire leurs devoirs après l’école. Les personnes qui peinent à manger trois fois par jour viennent bouquiner sans se ruiner. Avec leurs enfants, les parents participent à nos activités, faute d’avoir trouvé une place en garderie. Les femmes viennent discuter des agressions impunies qu’elles ont vécues au sein des cercles de lecture féministes. Les personnes issues des communautés LGBTQ+ viennent découvrir des voix qui leur ressemblent. Les universitaires se sauvent de leurs trois colocataires, à la recherche d’un peu de quiétude chez nous. Les personnes immigrantes, remplies de bonne volonté, viennent emprunter des méthodes pour apprendre le français, tard le soir, lorsque les enfants sont couchés.
La liste est encore longue, bien sûr, mais l’essentiel y est : les bibliothèques représentent l’un des rares filets sociaux encore en place au Québec. Les trop nombreux coups de hache libérale, péquiste ou caquiste des dernières décennies ont eu raison de toutes les autres infrastructures.
L’isolement social et la précarité sont des phénomènes qui prennent actuellement des proportions catastrophiques. Mais les boucs émissaires (lire ici : les personnes trans et les personnes immigrantes) pointés du doigt par les hommes de pouvoir ne bernent personne.
Alors tout n’est pas joué. Nous avons le nombre, les livres et la solidarité de notre côté. Pour madame Denise, pour madame Guylaine, pour monsieur Roger et pour tous les autres.
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