Grandir sans boussoles
Mon dernier article dans cette section — « L’enfant a-t-il encore sa place dans la société ? » a fait réagir : j’y avançais que les enfants n’ont plus de lieux pour être des enfants. Plus de lieux de jeu, d’enthousiasme et de joie. Plus d’accueil par l’adulte intolérant, qui secoue l’épouvantail de l’enfant-roi mal élevé, des parents incompétents incapables de « dresser » leurs rejetons.
Mon observation de terrain me montre les symptômes de ces enfants qui n’ont plus de lieux où s’enraciner. Déterrés du dehors comme de vulgaires mauvaises herbes, on les plante à l’intérieur de leur domicile sous une lumière artificielle. Et il est vrai que dès lors qu’on les « relâche » vers le dehors et vers leurs pairs, ils semblent quelque peu électrisés et parfois hors de contrôle, d’autant plus qu’ils sont relâchés pour aller vers un autre dedans (l’école) qui leur demande de se poser. Le temps de vie à l’extérieur est devenu si court que je me demande si l’on ne pourrait pas parler pour nos enfants d’une pathologie d’incarcération.
Dans son livre L’enracinement, la philosophe Simone Weil nomme que l’humain a des besoins de corps (le mouvement est un besoin fondamental pour l’enfant) et d’âme. Elle parle du besoin d’enracinement dans tous les milieux de vie, dans le passé et les perspectives d’avenir. Pour elle, ce déracinement est l’un des facteurs qui amènent l’humain à se tourner vers les extrêmes.
Je l’ai observé dans ma pratique en Europe, quand de nombreux adolescents exclus des systèmes censés les accueillir se radicalisaient en rejoignant des substituts séduisants de clans extrêmes.
À cause de nos choix supposément sécuritaires pour lui, l’enfant vit désormais l’extérieur comme un lieu hostile et inamical. L’Autre est aussi perçu comme un danger : les enfants qui, pourtant, naturellement, ne connaissent pas les mots en « isme » (racisme, sexisme, capacitisme) deviennent de plus en plus tôt méfiants et rejetants face à « cet autre différent d’eux ».
Privés de lieux où ils peuvent naturellement déployer et exercer leurs compétences sociales, pratiquer le bien vivre ensemble, les enfants sont laissés dans cette bulle sécuritaire évoquée par Vincent Cocquebert dans La civilisation du cocon. Ils vagabondent donc dans les eaux marécageuses du virtuel, qui leur offre d’infinis possibles supposément sans danger.
Cette offre, je le constate dans mon bureau avec les adolescents, leur procure un sentiment d’appartenance, une forme de « famille retrouvée » qui permet de faire groupe et corps. On ne peut pas leur reprocher cette dépendance vis-à-vis de ce vecteur de liens retrouvés. Les influenceurs masculinistes ne s’y trompent pas quand ils proposent à nos garçons de « redevenir des hommes » et de rentrer dans le clan. Ces ados durcissent leur discours, leur posture tout en évoquant dans mon bureau un vertige face à ceux-ci. Les trad wives et leurs comptes Instagram ultra-esthétiques ont également tous les codes claniques pour attirer des adolescentes en mal de liens authentiques.
Génération perdue
On parle de génération perdue… Effectivement, elle l’est, car on leur a confisqué les cartes routières pour se repérer… on leur a retiré leurs lieux de vivre ensemble, on les prive de liens authentiques avec nous, trop obnubilés par nos propres enjeux et jeux numériques.
« Ah, les enfants, c’est plus ce que c’était. » C’est vrai. Ils n’ont pas la latitude que nous avions. Je vous entends dire qu’au contraire, ils ont « tout permis ». Arrêtons la comparaison avec ce que nous étions, nous, enfants. La comparaison est impossible, car nous avons eu le privilège d’être dehors, de jouer. Pas eux. Aujourd’hui, on les fait surveiller par des gardiennes virtuelles qui se nomment télé, jeux vidéo et téléphones cellulaires. Réalisons-le. Arrêtons de leur reprocher nos (très mauvais) choix d’adultes.
En formulant ces remarques négatives sur les enfants d’aujourd’hui, vous participez à cet infantisme qui continue de les objectifier.
Et vous vous trompez de cibles. Ils sont les victimes de cette société affolée et affolante qui ne sait pas les voir.
Ce n’est pas en interdisant radicalement leurs « moyens de liens » numériques que nous les aiderons à retrouver leur chemin. C’est en recréant du lien authentique avec eux, en s’intéressant à leurs nouveaux défis et enjeux, qui ne sont pas ceux que nous avions. C’est en les accueillant dans nos lieux de vie, et surtout en y vivant avec eux, déconnectés de nos propres appendices numériques. Et dehors. Le plus possible.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.