Les 40 ans du rapport Parent - Démocratisation et droit à l'éducation
À la personne qui a atteint un grand âge, on demande souvent le secret de sa longévité. Pour le rapport d'une commission d'enquête, fût-elle «royale», fêter un quarantième anniversaire, c'est être très âgé. Dans le vaste monde des commissions d'enquête, il y a tant de rapports qui n'ont vécu que quelques mois, voire quelques semaines. Il y en a un si grand nombre dont on a oublié même l'existence et dont les recommandations n'ont jamais trouvé le chemin des décideurs. Quarante ans après la publication de la première tranche de son rapport par la commission Parent, en avril 1963, ce document demeure une référence. Cela ne veut pas nécessairement dire que tous ceux qui s'y réfèrent l'ont lu, mais ils s'y réfèrent.
Et j'ai bien des fois constaté qu'on a souvent confondu ce que disait vraiment le rapport Parent et ce qui a été par la suite.Le rapport Parent connaît même aujourd'hui une sorte de seconde vie. Depuis des années, même des décennies, il était devenu introuvable en librairie. Voilà qu'on peut maintenant en lire de très nombreux extraits, minutieusement choisis et très heureusement commentés par Claude Corbo (L'Éducation pour tous - Une anthologie du rapport Parent, Les Presses de l'Université de Montréal, 2002). Et voilà que l'UQAM, elle-même née du rapport Parent, organise une semaine complète de réflexion à partir du rapport Parent pour en marquer le quarantième anniversaire.
Le défi d'un enseignement
de masse et de qualité
Le secret de cette longévité? À mon avis, il réside dans le fait que la commission Parent a saisi à bras-le-corps le défi fondamental du système d'enseignement dans le monde moderne: offrir un enseignement de masse qui soit de qualité et adapté aux besoins diversifiés de chacun et de tous. Ce défi n'est pas propre au Québec: il est apparu d'abord aux pays de la société occidentale, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, et il devient progressivement l'objectif à atteindre dans la plupart des pays du monde. Mais ce qui est propre au Québec, c'est que la commission Parent a placé cette problématique au centre de sa réflexion dès le début des années 60, qu'elle en a fait découler toutes ses recommandations et, surtout, qu'elle a pu, par suite du mandat très général que le gouvernement du Québec lui avait confié et des cinq années qu'elle a consacrées à ce travail, repenser l'ensemble du système d'enseignement selon cette problématique, à tous les niveaux et dans toutes ses dimensions.
Or le défi qu'avait à relever le système d'enseignement, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, n'était pas que conjoncturel: il était aussi structurel. Il ne s'agissait pas de faire face à la crise d'un moment: il fallait avant tout se situer dans la mutation d'une civilisation. En effet, pour la première fois dans toute l'histoire de l'humanité, on demandait que l'enseignement soit accessible à tous, sans discrimination, et non seulement au seul niveau de l'école primaire, comme c'était historiquement le cas, mais jusqu'aux études supérieures pour ceux et celles qui le désiraient. On imposait même l'instruction obligatoire jusqu'à 16 ans, c'est-à-dire presque jusqu'à la fin du cours secondaire. Cette profonde mutation humaine est apparue à la fin de la Seconde Guerre mondiale et elle se poursuit depuis. Le défi qu'elle a représenté, nous sommes encore occupés à le relever. Pendant les siècles et les millénaires qui ont précédé le XXe siècle, tous les systèmes d'enseignement ont été élitistes: les masses humaines de nos ancêtres de toutes les nations ont vécu dans l'analphabétisme. Seule une mince couche d'une élite, variablement triée ou élue, avait accès à l'enseignement et au savoir. La grande révolution du XXe siècle fut le renversement de ce régime immémorial en ouvrant toutes grandes les portes de l'école, du collège, de l'université, de leurs bibliothèques et de leurs laboratoires. Ce fut la révolution de la démocratisation du système d'enseignement.
Mais parce que jamais auparavant on n'avait même pensé à une telle éventualité, nous n'avions pas de modèle devant nous pour offrir à tous sans distinction un enseignement de qualité, adapté à chacun. Il fallait avoir l'imagination et l'audace d'inventer des structures, une pédagogie, un cadre et un milieu de vie, une culture, des institutions, bref, un nouveau système d'enseignement qui réponde à une nouvelle civilisation. Ce qui explique la longévité du rapport Parent, c'est d'abord qu'il a été l'acte fondateur de cette révolution. Et, par la suite, nous nous sommes mis en train de toujours relever le même défi de la démocratisation de l'enseignement qu'en 1960; aussi, ce sera longtemps encore une des tâches essentielles du XXIe siècle.
C'est peut-être dans son volume 4, c'est-à-dire dans la dernière tranche de son rapport, que la commission Parent s'est exprimée le plus clairement à ce sujet. On y lit: «Le souci de donner à chacun la meilleure éducation possible est sans conteste la préoccupation centrale de notre rapport [...]. Il faut aujourd'hui pour le grand nombre une instruction plus poussée [...]. Cela suppose [...] que l'enseignement soit de bonne qualité partout [...]. Il est nécessaire que chaque étudiant puisse poursuivre ses études jusqu'au niveau le plus avancé qu'il est capable d'atteindre, compte tenu de ses aptitudes et de ses succès scolaires» (volume 4, paragraphe 12). Ces quelques phrases renferment la révolution copernicienne qui allait totalement transformer le paysage du système d'enseignement québécois. Les commissaires en étaient conscients. Ils ajoutent: «Il faut reconnaître qu'il s'agit là d'un idéal encore éloigné [...]. C'est pourtant dans cette direction que l'on regarde maintenant; c'est à réaliser cet idéal, en dépit des obstacles, que l'on tend de plus en plus» (volume 4, paragraphe 13).
Le droit à l'éducation
Cette révolution, aux yeux de la commission, reposait tout entière sur un pilier central: «le droit de chacun à la meilleure éducation possible [...]». Cette toute petite phrase contient un immense programme, pour chaque personne, pour la société, pour le système d'enseignement. La reconnaissance de ce droit, ainsi exprimé, condense l'intention et la finalité du rapport Parent et de ceux et celles qui ont voulu l'appliquer. De grands pas en avant ont été faits dans cette direction. Bien des obstacles ont été levés. Mais il en demeure encore à la réalisation de cet «idéal», il y a encore des limites au plein exercice de ce droit pour tous. C'est ce qui explique la série des réformes qui se sont succédé depuis celles de la Révolution tranquille et toutes celles qu'on envisage encore.
Réaliser cet «idéal» a été le but premier de la commission Parent. C'est notamment à cette fin qu'elle a voulu revaloriser l'enseignement public à tous les niveaux, qu'elle a proposé l'instauration d'un système souple et diversifié fondé sur la polyvalence, la mise en place d'un niveau collégial à la fois préuniversitaire et professionnel ainsi que celle d'un réseau d'enseignement supérieur s'étendant à toutes les régions du Québec.
Si on fait le bilan de l'ensemble de ces innovations, une constatation ressort: l'impact le plus remarquable de la réforme, c'est que les filles ont été rétablies dans leur droit à «la meilleure éducation possible», jusqu'au niveau le plus élevé. Avant 1960, une infime minorité de filles québécoises avaient accès à l'enseignement postsecondaire: à l'université, elles n'étaient qu'une poignée, perdues dans un milieu d'hommes. Depuis lors, quel pas de géant en quelques années! On s'émeut, avec raison, des retards que connaissent les garçons, mais on ne s'étonne pas assez de la poussée féminine. Il arrive même qu'on considère cette réussite comme un problème! Les femmes québécoises sont les grandes gagnantes de l'application du «droit de chacun à la meilleure éducation possible». Il valait donc la peine d'entreprendre la réforme.
Comprendre le présent
Dans son rapport annuel 1987-88, le Conseil supérieur de l'éducation a entrepris une remarquable «relecture» du rapport Parent, en réalité du seul tome 2, non pas, disait-il, pour «faire oeuvre proprement historique» mais plutôt pour «comprendre le présent et cerner les questions qui retiendront l'attention demain, à la lumière des idées et des recommandations les plus importantes contenues dans le rapport Parent [...] à partir des choix fondamentaux du rapport Parent en matière d'enseignement» (Conseil supérieur de l'éducation, Le rapport Parent vingt-cinq ans après, 1988, page 11). Le Conseil constate alors qu'«au début des années 1980, il y a globalement autant de filles que de garçons dans les études générales, au secondaire et au général, [...] [mais que] le nombre des garçons poursuivant des études n'a pas augmenté aussi vite que celui des filles, entre 1961 et 1986» (ibidem, page 41). Le Conseil ne s'en inquiète alors pas outre mesure; il souligne plutôt d'autres inégalités dans l'accès à l'enseignement: selon l'origine géographique, selon l'origine socioéconomique et selon la langue.
Mais en 2002, le même Conseil supérieur de l'éducation, dans son dernier rapport annuel, observe que «l'amélioration de l'accès aux études et au diplôme a été très rapide jusqu'en 1985 pour ralentir et atteindre un plateau, voire diminuer, à partir du milieu des années 1990». Ce qui fait que malgré la remarquable poussée des années 1960 à 1980, le taux de scolarisation de la population québécoise de 15 ans et plus demeure toujours en deçà de celui de l'ensemble de la population canadienne de cet âge. Ce sont les garçons qui sont principalement responsables de cette situation, un phénomène qui ne trouve jusqu'à présent aucune bonne explication, d'autant qu'il n'est pas récent: il représente un mouvement de fond observable depuis le début des années 60. Mais le décrochage scolaire sévit aussi chez les filles. «Les causes de l'abandon des études [...] sont multiples», constate le Conseil supérieur de l'éducation.
Il faut donc éviter l'attitude trop souvent facile et trop courante: rechercher une cause unique pour pouvoir appliquer une seule solution. La pensée unique est notre ennemie. Il n'y a pas qu'un obstacle à la démocratisation et il n'y a pas qu'un moyen d'y arriver. Ayant dit cela, je voudrais souligner un des facteurs trop négligés et qu'il faudrait rapidement corriger: l'absence d'un bon encadrement des élèves — surtout au secondaire — par un tutorat efficace. Le rapport Parent en faisait une condition de la réalisation de la polyvalence: «Il sera nécessaire que tous les professeurs qui ont les aptitudes requises acceptent de diriger et de conseiller une vingtaine d'élèves auxquels ils s'intéresseront [...] quant à la marche générale des études et quant aux problèmes particuliers de la formation de ces élèves. Au cours de rencontres nombreuses, le tuteur s'intéressera à tous les aspects de la vie scolaire de l'étudiant et particulièrement au problème de son orientation» (volume 2, paragraphe 231). Si on avait suivi cette importante recommandation, le secteur public secondaire et collégial aurait meilleure réputation qu'il n'a aujourd'hui, il souffrirait moins de la concurrence du secteur privé, qui prétend, lui, offrir cet encadrement, et on aurait sans doute un taux moins élevé d'abandons scolaires, en particulier peut-être chez les garçons.
On met aujourd'hui l'accent sur la réussite dans les études, une réussite un peu trop identifiée à la seule obtention d'un diplôme. Je ne peux qu'être d'accord avec le Conseil supérieur de l'éducation lorsqu'il rappelle que «la réussite éducative est une notion beaucoup plus large que le simple fait d'obtenir un diplôme» (rapport annuel 2001-02, page 48). Il me semble qu'on tend aujourd'hui à privilégier comme un absolu cette idée de la réussite, au point de l'isoler du reste. En réalité, la réussite fait partie du droit à l'éducation, elle en est une des dimensions à la condition qu'on revienne à la formulation intégrale de ce droit: «le droit de chacun à la meilleure éducation possible». Si on gravait cette simple phrase dans la pierre de toutes nos institutions d'enseignement, peut-être nous rappellerait-elle les immenses exigences qui en découlent, pour chacun de nous et collectivement.
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