Lentement mais sûrement, le RN perce dans les milieux cossus
De tout temps, en France, même lorsque celui-ci s’appelait Front national, le vote pour le Rassemblement national (RN) a été associé aux classes populaires — les ouvriers et les chômeurs, notamment. C’est un peu moins vrai aujourd’hui, et c’est là l’une des clés pour comprendre pourquoi l’extrême droite est aux portes du pouvoir à l’approche du second tour des élections législatives, prévu dimanche.
Le RN séduit de plus en plus les chefs d’entreprise, les professionnels diplômés et les aînés jouissant de bonnes retraites. Bref, les couches les plus favorisées de la société. Dans les circonscriptions qui recoupent la très bourgeoise Aix-en-Provence, le parti de Jordan Bardella et de Marine Le Pen est même arrivé en tête lors du premier tour des élections législatives : du jamais vu.
Aix-en-Provence est située à moins d’une heure de route de Marseille. Pourtant, on croirait que les deux villes ne se trouvent pas dans le même pays tant elles sont différentes. Calme et rangée, Aix n’a pas grand-chose à voir avec la chaotique Marseille, qui n’en demeure pas moins charmante. Ici, aucun déchet ne traîne au sol. Dans les rues, les femmes se promènent avec leurs sacs à main griffés et leurs souliers de grandes marques. Les hommes portent souvent un polo Lacoste ou une chemise Ralph Lauren.
Le revenu moyen dans cette ville universitaire d’environ 150 000 habitants est passablement plus élevé que celui de l’ensemble de la France. Et selon le dernier recensement, 52 % des habitants d’Aix-en-Provence détiennent un diplôme d’études supérieures, un taux de près de 20 points supérieur à la moyenne nationale. Autant dire qu’Aix-en-Provence symbolise cette France qui va bien, celle qui a plus peur de la fin du monde que de la fin du mois.
Or, sur le terrain, on sent aussi des frustrations et des ressentiments. « La France est devenue folle. La gauche, surtout, est devenue folle », lance Éliane Grech en s’emportant spontanément, sans développer davantage sa pensée.
Pour la première fois de sa vie, cette physiothérapeute à la retraite a voté RN dimanche dernier. Et elle compte bien récidiver au second tour. Auparavant, elle était une électrice de la droite classique — la droite gaulliste, celle de Chirac et de Sarkozy. Le parti Les Républicains, qui l’incarne, est aujourd’hui en lambeaux. Sa frange la plus droitiste a scellé une entente avec le RN pour cette campagne. Son aile modérée a quant à elle été essentiellement absorbée par le bloc centriste du président Emmanuel Macron dans les dernières années.
« La droite n’existe plus, alors je n’ai pas d’autre choix que de me porter sur des partis plus extrêmes », de raisonner Mme Grech, qui vote maintenant du même bord politique que son mari, Michel. Ce dentiste de profession, lui aussi retraité, est passé à l’extrême droite il y a quelques années déjà. Lorsqu’on lui demande pourquoi, il préfère s’abstenir de tout commentaire. Dans certains milieux, il est encore vraisemblablement tabou de dire ouvertement que l’on vote pour le RN, le parti qui a succédé au Front national du sulfureux Jean-Marie Le Pen.
Michel et Éliane Grech ne sont pourtant pas des cas à part. Selon une enquête réalisée par la firme Ipsos, 22 % des cadres et des personnes les plus diplômées ont voté RN au premier tour. C’est beaucoup moins que dans les autres catégories de la population — 57 % des ouvriers ont jeté leur dévolu sur la formation politique d’extrême droite —, mais il reste que le RN a doublé son score chez les plus instruits par rapport aux élections législatives de 2022.
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Une menace pour le portefeuille ?
Cette percée relative n’est pas étrangère au fait que le Rassemblement national a tenté ces dernières années de se doter d’un programme économique plus pragmatique. Une manière de rassurer des électorats qui lui étaient encore hostiles, soit les mieux nantis et les retraités. Ainsi, le parti n’est plus favorable à ce que la France quitte l’Union européenne et la zone euro. Il a aussi apporté des nuances à certaines de ses promesses les plus dépensières, comme le retour de l’âge de la retraite à 60 ans.
En tout cas, les marchés ne se sont pas affolés face aux résultats du premier tour de dimanche dernier. Le CAC 40, principal indice boursier du pays, n’a que très peu fluctué après qu’on eut annoncé que le RN arrivait en tête des élections législatives pour la première fois de son histoire.
Mais pour Mirella Martini, qui travaille dans le secteur de la finance, ces signaux pourraient être trompeurs. « La vérité, c’est que ce serait une catastrophe économique si le RN obtient une majorité et forme le gouvernement. Déjà, on voit nos investisseurs choisir d’aller en Italie et en Suisse plutôt qu’ici », souligne celle qui a décidé en cette radieuse journée d’été d’ignorer ces sombres pronostics en relaxant sur une terrasse d’Aix-en-Provence.
Le programme commun des partis de gauche, regroupés sous la bannière du Nouveau Front populaire, l’inquiète tout autant — sinon plus — que celui du Rassemblement national. Les mesures qu’il contient alourdiraient considérablement la dette du pays, croit-elle. Lors du premier tour, Mirella Martini a donc voté pour Ensemble !, la coalition d’Emmanuel Macron, elle qui s’explique mal pourquoi le président provoque une telle détestation dans le pays.
Un président détesté
Car d’un point de vue macroéconomique, la France s’est objectivement déjà plus mal portée. En se maintenant autour des 7 %, le taux de chômage dans l’Hexagone a atteint un plancher en 15 ans sous Emmanuel Macron. La crise de l’inflation y a aussi été moins prononcée que dans d’autres pays européens. Mais les Français semblent déterminés à infliger une raclée au président lors de ces élections législatives anticipées, qu’il a lui-même déclenchées en dissolvant l’Assemblée nationale au lendemain des élections européennes.
« Il a un très bon bilan. Je ne crois pas que ce soit ça qui explique son impopularité. Son problème, c’est sa personnalité », avance Bernard Dupuis, ingénieur nucléaire à la retraite. Il exècre parfois, lui aussi, l’« arrogance » du chef de l’État, mais il continue d’appuyer sa coalition centriste.
Car si le RN a certes réussi une petite percée au sein de l’électorat plus âgé et plus fortuné lors de ces élections législatives, ce groupe forme toujours le socle du macronisme.
Selon l’institut Ipsos, environ le tiers des électeurs qui disent réussir à mettre de l’argent de côté ont voté pour Ensemble ! au premier tour. C’est d’ailleurs l’une des seules catégories dans lesquelles la coalition présidentielle n’a pas été distancée par le RN, le Nouveau Front populaire ou les deux.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat- Le Devoir .