L’horreur nue
Les films d’horreur, bons ou mauvais, se révèlent souvent plus intéressants pour ce qu’ils cachent que pour ce qu’ils montrent. Il n’est pas question ici de ces détails sanguinolents qu’un cinéaste choisit de suggérer hors champ plutôt que d’exhiber à la caméra, mais bien du propos sous-jacent, fût-il réfléchi ou involontaire. Le drame d’horreur Traquée constitue la plus récente illustration qu’un film d’horreur est rarement « juste un film d’horreur ».
Après avoir été droguée par Greg, un garçon qu’elle fréquente depuis peu, Jay se réveille dans un immeuble désaffecté. Derrière elle, Greg promet qu’il ne lui fera rien, puis il entame un étrange monologue. Il prévient Jay qu’il lui a « passé » « quelque chose », que « ce » sera bientôt là, que « ça » peut prendre l’apparence de n’importe qui, d’un proche ou d’un inconnu marchant droit vers elle, que « ce » n’est pas rapide, mais que « ça » la retrouvera inlassablement et qu’elle devra à son tour le « passer » à quelqu’un d’autre en faisant l’amour, faute de quoi…
Et voilà que s’avance vers Jay une femme nue, pas exactement spectrale, mais n’appartenant de toute évidence plus au genre humain. Sa simple présence, dans ce contexte, après ces paroles, est terrifiante. « C’est » primitif, dérangeant. Les frissons ne font en l’occurrence que commencer. Certes, l’effroi s’émousse à la fin faute d’un dénouement à la hauteur du concept, mais les trois quarts du film fonctionnent fichtrement bien pour qui prend plaisir à courtiser l’insomnie.
Surtout, ce bémol ne parvient pas à distraire de ce qui grouille sous la surface horrifique du film de David Robert Mitchell. Le danger criant des ITS (infections transmissibles sexuellement) auprès d’une génération qui se croit immune avec cette entité qui se transmet par le sexe (DTS ? démon transmis sexuellement ?), voire le rendez-vous galant qui se meut en viol au début : les métaphores de Traquée ne sont pas subtiles, mais elles n’en sont pas moins puissantes, car évoquées avec force simplicité à l’image. On le disait, avec ses préoccupations souterraines de leur temps, Traquée honore cette longue tradition du film d’horreur comme agent révélateur du zeitgeist.
Sociologie de l’horreur
Sur le plan sociologique, en effet, le cinéma d’épouvante n’a pas son pareil pour rendre compte de l’état d’esprit d’une société à un moment X. Les États-Unis sont évidemment les plus portés sur l’auto(psych)analyse, en témoigne leur abondante production. L’invasion des profanateurs (1956) avec ces Américains moyens remplacés par des doubles extraterrestres en pleine hystérie communiste, La nuit des morts-vivants (1968) et cet ultime survivant noir tiré à bout portant par l’armée pendant que le pays vibre au rythme du mouvement pour les droits civiques, Les femmes de Stepford (1975) auxquelles les chers maris substituent des clones robots plus obéissants venant rappeler la fragilité des acquis féministes…
Même lorsqu’il demeure au ras des pâquerettes, par exemple dans Vendredi 13 (1980), où un tueur masqué massacre un groupe d’adolescents libidineux alors que le conservatisme reprenait ses droits après les « écarts » du Peace Love et de l’amour libre, le film d’horreur finit généralement par exprimer beaucoup plus que ce qui est écrit dans le scénario.
Et c’est justement parce qu’à un niveau subconscient il évoque des enjeux vécus ou ressentis « ici et maintenant » qu’il résonne auprès d’autant de monde.
Le retour du refoulé
Paradoxalement, Traquée est, pour toute sa contemporanéité thématique, une oeuvre nostalgique. Âgé de 40 ans, le réalisateur David Robert Mitchell aligne les références aux films d’horreur des années 1970-1980 sur fond sonore évoquant ouvertement la musique de John Carpenter, cinéaste et compositeur cultes de cette période, celle de son enfance.
Loin de déséquilibrer le film, cette dichotomie l’enrichit, au contraire. Ainsi assiste-t-on, en quelque sorte, à un retour du refoulé cinématographique. Manifestement, David Robert Mitchell a été marqué par la scène de la baignoire dans Shining (1980), celle où une ravissante nymphe sort du bain pour enlacer Jack Nicholson qui, après avoir embrassé la belle apparition, se rend compte qu’il étreint une vieille femme cadavérique aux chairs rendues putrides par un séjour prolongé dans l’eau.
Dans un « accusé de régression » stupéfiant, Traquée révèle que, 35 ans plus tard, la simple vue d’un corps nu, même jeune et beau, suffit désormais à générer de la peur.
Pratiquement bannie du cinéma américain à partir de l’ère Reagan après avoir été relativement banalisée, un peu comme en France, durant les années 1970, la nudité a été tellement occultée à Hollywood qu’elle a de fait fini par devenir cela, occulte, effrayante. Face à elle dans le film de David Robert Mitchell, un film inspiré par un cauchemar récurrent de son enfance, tiens donc, même les armes à feu sont inutiles.
Quand on sait qu’aux États-Unis une production standard peut recevoir un visa « Général » en filmant des fusillades mais se voir sanctionnée d’une cote « 17 ans et plus » si elle s’avise de montrer des fesses et des seins, un tel parti pris dramatique n’est pas banal.
La peur incarnée
Que cela découle d’une réflexion consciente de la part de David Robert Mitchell importe peu : ces considérations se manifestent parfois en dehors de la volonté de l’auteur qui, c’est inhérent à sa nature d’artiste, capte à son insu tout ce que l’on rejette collectivement dans l’air.
Cela vaut pour le cinéma d’horreur, qui confronte ni plus ni moins le public à ses craintes et obsessions du moment. C’est d’ailleurs ce qui explique la pérennité d’un genre que les gens devraient logiquement fuir, mais vers lequel ils reviennent en masse, inlassablement. Pour affronter la peur, pour l’exorciser, sans danger, parce que c’est juste un film, « juste un film d’horreur ».