Le spectre de l’acculturation
Le principe a beau être enchâssé dans la loi depuis 2020 à Ottawa et depuis 2022 à Québec, au Nunavik, l’âpreté d’un réel manque de ressources peut encore avoir le dernier mot en matière de protection de l’enfance. Les besoins peuvent devenir si criants que la nécessité de préserver les liens des enfants inuits avec leur famille, leur communauté et leur culture devient alors secondaire. Le glissement est dangereux, car il réveille un spectre qu’on croyait avoir fraîchement condamné et enterré : celui d’une acculturation forcée.
L’excellente série de notre reporter Jessica Nadeau illustre le dilemme cornélien dans lequel sont plongées, bien malgré elles, autant la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik, qui chapeaute les deux directions de la protection de la jeunesse (DPJ) du nord du Québec, que les familles et leurs communautés. On comprend jusque dans nos tripes le dilemme qui les déchire. La sécurité d’un enfant n’est pas une affaire qui se dilue ou se reporte — tout le monde s’accorde sur ce point, au Nord comme au Sud.
Il n’empêche que les moyens d’assurer le bien-être des enfants du Nord doivent continuer d’être soigneusement pesés et discutés, même quand la machine s’enraye. Aucun bricolage, si bien intentionné soit-il, ne devrait être permis, encore moins s’il ouvre la porte à un « déracinement culturel » parce que les services attendus « ne sont pas au rendez-vous ». C’était énoncé comme tel, noir sur blanc, dans le rapport de Jacques Viens de 2019. L’heureux principe n’est pas moins vrai aujourd’hui.
Que le juge Jacques Ladouceur s’interroge dans un jugement sur l’existence d’une « filière familiale prolifique » d’intervenants ou d’ex-employés de la DPJ pour le placement d’enfants inuits dans le Sud est à cet égard profondément dérangeant. D’autant que d’autres jugements font subtilement écho au sien.
De tout temps, les relations entre la DPJ et les familles autochtones ont été difficiles. Une mère inuite dont les deux filles ont été placées au Sud s’est confiée au Devoir, et elle rappelle à juste titre combien l’image d’une DPJ « voleuse d’enfants » reste prégnante dans les esprits du Nord. Il n’y a pas mille manières de la combattre : il faut combler toutes les failles susceptibles d’engendrer des conflits d’intérêts et des déracinements potentiels inutiles. C’est plus facile à dire qu’à faire.
Dans son bilan publié ce mois-ci, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse dénonce une persistance des « bris de services perpétuels » et une « défavorisation sociale » aux effets dévastateurs sur la jeunesse du Nunavik.
Empêcher tout placement au Sud est impensable dans ces conditions : il manque trop de familles d’accueil, trop de ressources d’aide, trop de logements. Mais s’il faut se résigner à continuer de placer des enfants, il faudra le faire en se préoccupant bien davantage de la continuité culturelle, qui a tendance à fondre au fur et à mesure que les kilomètres s’additionnent.
L’histoire de cette Inuite de 16 ans privée des années durant de tout contact avec sa famille et sa culture et aujourd’hui « en voie d’assimilation très avancée », selon les mots très forts de la juge Peggy Warolin, en est un exemple patent. L’adolescente, qui a connu 64 placements en famille d’accueil et 14 placements en urgence en sept ans, a paradoxalement pris la mesure de son déracinement au contact d’Inuites rencontrées dans un centre de réadaptation. Depuis, elle en souffre cruellement.
La coupure culturelle est un mal lancinant qui n’est pas à prendre à la légère. Surtout avec le souvenir des placements forcés dans les pensionnats encore aussi vivaces. Dans un rapport qui avait fait grand bruit en 2016, la coroner Danielle Descent avait démontré que la majorité des victimes de suicide dans les communautés d’Uashat et de Maliotenam avaient « fait l’objet de placement en famille d’accueil rendant l’attachement significatif précaire et accélérant la perte culturelle ».
Pas étonnant que de tous les dossiers qui préoccupent les communautés autochtones, c’est celui du sort réservé à leurs jeunes qui témoigne le plus fortement des douleurs de leur écartèlement culturel d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Devant la commission Viens, ce sont d’ailleurs les témoignages déchirants et les déclarations indignées entourant les services de protection de la jeunesse qui avaient été les plus nombreux à affluer.
Cinq ans plus tard, l’ambitieuse feuille de route détaillée du juge Viens a connu plusieurs avancées significatives. Des pans entiers sont toutefois en jachère ou en bourgeonnement. Au premier chef une bonne partie de ce qui a trait à la sécurisation et à la continuité culturelles, talons d’Achille de nos lois et de nos services à l’enfance, qui visent pourtant « à mettre fin à une situation de compromission », et certainement « pas à l’empirer », pour reprendre les mots de la juge Warolin.
C’est donc sur ce front qu’il faudra agir en priorité si l’on veut éviter de réveiller pour de bon un spectre dont plus personne ne veut.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.