Les «experts en offensologie» selon Pascal Bruckner
Au coeur de notre époque d’allergie aux contraintes, de sensibilités exacerbées, de répugnance aux obligations et de martyrs en tous genres, les « experts en offensologie » semblent avoir le vent en poupe.
« Il est doux de se croire malheureux, lorsqu’on n’est que vide et ennuyé », écrivait Alfred de Musset dans La confession d’un enfant du siècle.
« Nous vivons, estime le romancier et philosophe français Pascal Bruckner dans son plus récent livre, Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros, la tragédie des cultures repues, inaptes à affronter l’adversité. » Un sujet qu’il avait touché auparavant avec Le sanglot de l’homme blanc (1983) et La tentation de l’innocence (1995, prix Médicis essai).
L’impulsion d’écrire ce livre lui est apparue, explique-t-il, après que le gouvernement de François Hollande eut exprimé en 2015 la volonté de donner la Légion d’honneur à titre posthume aux 130 victimes des attentats du Bataclan. Une décoration honorifique qui récompense les « mérites » d’individus ayant rendu des « services éminents » à la nation française. Le malheureux est-il désormais plus héroïque que le valeureux ?
À ses yeux, c’était un symptôme de notre époque délicate et confortable. Si l’on étale autant aujourd’hui ses plaies en public, croit-il, « c’est bien pour en retirer un bénéfice symbolique autant que matériel ». Voyez les mémoires du prince Harry, ce « torrent de larmoiement chic ».
« Je décris la France telle qu’elle est aujourd’hui, considère Pascal Bruckner, joint chez lui à Paris. Je pense que, de tous les pays européens, la France est l’un des pays les plus sensibles à cette mentalité de la plainte. On est un pays de râleurs, où on gémit beaucoup, et où le gémissement passe pour une parole politique. »
Pour lui, la tendance est lourde et dépasse largement les frontières de l’Hexagone, et il estime même que « la souffrance fait vendre plus que le sexe ». Cherchant des raisons au phénomène, l’essayiste montre notamment du doigt la « judiciarisation de la vie quotidienne », un système d’enseignement sans exigences, des jeunes générations cajolées, élevées dans la ouate, dans la peur et la susceptibilité. Accusant la « pasteurisation » générale. Serions-nous devenus collectivement douillets ?
« Dans les pays occidentaux, je pense que c’est le cas, parce que les conditions de vie sont bien meilleures. Dès qu’un peuple va vers le confort et la sécurité, il vit avec beaucoup d’angoisse les maladies inattendues, les agressions auxquelles il ne sait pas comment répondre. » C’est la contrepartie, reconnaît-il, d’un progrès important dans la médecine et dans la considération pour les êtres humains.
Vraies et fausses victimes
On revendique d’avoir été un enfant battu ou malheureux, une femme qui a subi des violences, un peuple ou un groupe minoritaire injustement traité. « Les gens veulent aujourd’hui sauver leur vie en la décrivant comme l’objet d’un malheur effroyable, juge l’écrivain de 75 ans. Il y a un héroïsme de la victime qui est très recherché de nos jours, que ce soit chez les femmes comme chez les hommes. Il y a des carrières entières qui se bâtissent là-dessus. »
« J’essaie de voir comment on peut sortir de cette maladie de la victimisation, qui a comme effet paradoxal non pas de soulager les personnes blessées ou heurtées, mais de les enfoncer dans leur malheur », explique-t-il.
« Je ne manque pas d’empathie. Mais je crois que le vrai problème dans nos sociétés, qui est aussi un problème politique et symbolique, c’est de distinguer les vraies victimes des fausses. À partir du moment où tout le monde veut accéder à cet état [de victime], il y a forcément des imposteurs », croit-il encore.
À lire aussi
Le phénomène en vogue des transfuges de classe fournit ainsi, selon Pascal Bruckner, quelques beaux exemples de « dolorisme », pour parler à la manière du sociologue français Gérald Bronner. Comme l’écrivaine Annie Ernaux, racontant à qui veut l’entendre qu’elle écrit pour « venger sa race et son sexe » et qui, selon Pascal Bruckner, a presque réussi à transformer son prix Nobel en malédiction personnelle.
« Annie Ernaux qui, malgré les énormes privilèges dont elle bénéficie, et qui est aujourd’hui multimillionnaire, continue à se considérer comme une prolétaire. Ce qu’elle n’a jamais été, d’ailleurs, puisqu’elle est issue d’une famille de la petite bourgeoisie. C’est une posture, ajoute Pascal Bruckner. Une posture qui lui permet de prendre un visage affligé, alors même qu’elle devrait se réjouir d’avoir reçu cette récompense magnifique. »
Concurrences victimaires
Si au XXe siècle, la souffrance juive était devenue l’étalon de référence, à l’heure des « concurrences victimaires », estime l’essayiste, pour plusieurs aujourd’hui le Juif est devenu le rival à abattre, usurpant une place qui devrait revenir aux Noirs, aux Palestiniens, aux musulmans, aux femmes, etc. « Ce n’est plus à l’oubli qu’il faut arracher Auschwitz, mais à son kidnapping par les forbans de la mémoire », écrit-il.
Le cas d’un universitaire, comparant en 2019 le « défi testimonial » de la comédienne Adèle Haenel, source d’une « révolution culturelle » en France qu’il appelle de ses voeux, au témoignage de Primo Levi, un rescapé des camps de concentration, lui semble particulièrement révélateur de notre époque.
À cet effet, Pascal Bruckner est d’avis que l’attaque du 7 octobre en Israël s’est accompagnée du « coming out » judéophobe le plus massif de ces dernières années, en particulier à l’extrême gauche.
« Nous sommes dans un glissement qui rappelle un peu ce qui s’est passé avant la Seconde Guerre mondiale. Tout à coup, la haine des Juifs se dit sans fard, il n’y a plus de filtre, la censure est tombée », constate-t-il, inquiet.
De même, l’idée que l’islamophobie serait le nouvel antisémitisme l’indigne tout particulièrement. « Tout d’un coup, toute critique de l’islam serait assimilée à du racisme, alors que l’islam, constate-t-il, reste aujourd’hui la religion qui provoque le plus d’attentats, de crimes, y compris et d’abord contre les musulmans. »
J’essaie de voir comment on peut sortir de cette maladie de la victimisation, qui a comme effet paradoxal non pas de soulager les personnes blessées ou heurtées, mais de les enfoncer dans leur malheur.
L’essayiste fait aussi remarquer que le devoir de mémoire l’emporte aujourd’hui sur le devoir d’histoire. Selon lui, notre vision est hémiplégique. L’histoire se réduit aux massacres, aux guerres et aux tueries, escamotant beauté, réussites et découvertes.
Et les « concurrences victimaires », pense aussi Pascal Bruckner, semblent nous faire perdre la mesure des choses. Les « génocides fleurissent », le mot est de plus en plus galvaudé et se vide de sens. À en croire certains, Auschwitz et Gaza seraient des synonymes.
« Si le mot se multiplie de façon inconsidérée, il risque de perdre en pertinence, et personne ne prendra [la situation] au sérieux quand un véritable génocide aura lieu. Entre un simple crime et un génocide, il y a toute une gamme de distinctions, qui sont sans doute insupportables pour les victimes, mais qui existent et doivent être étudiées très attentivement. »
Chez plusieurs même, juge-t-il, le statut de victime semble être devenu héréditaire. Or, « le principe de la démocratie, c’est que la faute, comme la blessure, s’arrête à celui qui l’a commise ou subie ».
Il ajoute, se sentant forcé de rappeler une évidence : « Aucun enfant ne naît coupable ou victime du fait de ses aïeux. »