Démunis et contraints d’euthanasier leur animal de compagnie
Le 24 novembre dernier, Guy Isabel a trouvé Félix, son gros chat maine coon de 11 ans, caché dans le coin d’une pièce. « Il criait, il essayait de vomir au point de se disloquer la mâchoire. Je me suis mis à paniquer », raconte l’homme de 65 ans, célibataire, qui habite dans le quartier Centre-Sud de Montréal.
La clinique vétérinaire la plus proche n’avait pas l’équipement requis pour aider Félix. M. Isabel a donc dû se rendre en taxi dans une urgence ouverte 24 heures par jour, le Centre vétérinaire Montréal. Après une consultation à 238 $, il a choisi, sur le coup de l’émotion et de la détresse, l’option la moins chère qui lui était proposée pour tenter de sauver son compagnon de vie : une endoscopie visant à aller chercher la boule de poils qui obstruait son système.
Par malheur, l’intervention a échoué. L’équipe vétérinaire a alors informé M. Isabel qu’il y avait des chances de sauver l’animal grâce à une intervention chirurgicale évaluée à 7000 $. Un montant qui était tout simplement hors de la portée de cet homme à faible revenu, qui disait déjà vivre « à la cent près ». C’est avec une grande tristesse qu’il a donc dû se résoudre à faire euthanasier Félix.
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Sa facture finale est de 3428 $, dont 1128,77 $ restent à payer. « Pendant que tu tombes en deuil, tes moyens financiers en prennent encore un coup, signale M. Isabel. Je n’ai pas mangé pendant cinq jours. » Il tentera de ne pas s’acquitter du reste de sa facture. « Si je continue de payer, je ne serai pas capable de me payer le strict minimum pour vivre », affirme-t-il, déplorant le manque d’empathie qu’il a perçu de la part du personnel de la clinique.
On se fait juger, on se fait dire qu’on ne devrait pas avoir d’animaux si on n’en a pas les moyens. Mais quand on l’a eu, on avait les moyens. Il arrive des situations où ça nous tombe d’un coup sur la tête, où on est dans une impasse…
Aussi à faible revenu, s’occupant de son mari malade, Michèle Boucher a tenté d’amasser des dons pour payer des soins à son chat de 7 ans, Tiger, qui avait des symptômes d’insuffisance rénale. Sans succès. Elle l’a finalement fait euthanasier il y a une dizaine de jours, à contrecoeur. « Notre chat, c’était notre antidépresseur », raconte-t-elle avec émotion. « On se fait juger, on se fait dire qu’on ne devrait pas avoir d’animaux si on n’en a pas les moyens, dénonce-t-elle. Mais quand on l’a eu, on avait les moyens. Il arrive des situations où ça nous tombe d’un coup sur la tête, où on est dans une impasse… »
Un phénomène répandu
Des euthanasies pour des raisons économiques, autrement évitables, ont toujours eu lieu dans les cliniques. Mais puisque l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec (OMVQ) et l’Association des médecins vétérinaires du Québec en pratique de petits animaux (AMVQ) ne compilent pas de données sur les euthanasies pratiquées dans la province, il est difficile d’évaluer si celles-ci sont actuellement en hausse.
Plusieurs intervenants interrogés par Le Devoir mentionnent toutefois que le phénomène des « euthanasies économiques » émerge chaque fois qu’une récession ou une poussée inflationniste survient.
C’est d’ailleurs ce que ressent sur le terrain le Dr Sébastien Kfoury, qui est le premier actionnaire de la clinique de la bannière Vet et nous où s’est rendu M. Isabel. « On sent cette tension financière là, qui est plus présente maintenant, avec l’inflation et la hausse des taux d’intérêt, rapporte le vétérinaire. C’est sûr qu’il y a des clients qui font euthanasier leur animal, en ce moment, qui ne l’auraient pas fait l’année passée. »
C’est pour limiter les dégâts que la Fondation Animo pour la vie, dont le Dr Kfoury est ambassadeur et vice-président, a été mise sur pied. Elle finance une partie des soins permettant de sauver la vie d’animaux appartenant à des personnes vivant sous le seuil de la pauvreté. C’est le vétérinaire qui doit faire la demande pour ses clients, en acceptant d’assumer 15 % des frais de l’intervention, alors que le client doit payer 33 % de la facture.
Pour sa part, l’OMVQ insiste auprès de ses membres pour qu’on propose autre chose que des soins à la fine pointe aux propriétaires d’animaux. « Il y a toujours le plan A, mais il est possible aussi d’avoir un plan B ou un plan C », mentionne son président, le Dr Gaston Rioux. Des solutions qui ne sont parfois pas optimales, mais qui sont moins dispendieuses.
D’ailleurs, le Dr Kfoury remarque que les clients optent de plus en plus pour le plan B ou C par les temps qui courent. Et d’autres choisissent de retarder la visite chez le vétérinaire ou le début des traitements jusqu’à ce que la situation devienne critique.
Les abandons en hausse
Face à l’impossibilité de payer les soins dont leur compagnon a besoin, certains propriétaires d’animaux démunis empruntent une autre avenue : l’abandon. Les refuges comme ceux de la SPCA et de Proanima notent d’ailleurs une forte hausse de ce phénomène cette année. « Un animal sur six est abandonné pour des raisons médicales. Cette année, plus que les précédentes, les gens ne sont pas capables de mettre de côté de l’argent pour les imprévus de santé de leur animal », indique Laurence Massé, directrice générale de la SPCA de Montréal.
Certains sont contraints de les céder à des OBNL afin que ces derniers puissent les soigner. « Récemment, un couple est venu porter son chien qui venait de se faire frapper par une voiture et qui avait une fracture. Il n’avait pas les moyens de payer quelques centaines de dollars, alors il a abandonné le chien », raconte le Dr Vincent Paradis, directeur des soins aux animaux chez Proanima. « La première chose qu’on a faite, c’est lui mettre un plâtre, et après, on a replacé l’animal dans une nouvelle famille. C’est une situation un peu aberrante. »
Au Québec, les OBNL comme le sien ne sont pas autorisés à offrir des soins vétérinaires à des particuliers. Or, Proanima, tout comme le réseau des SPCA et des SPA, souhaiterait pouvoir le faire à petit prix pour rendre service aux propriétaires d’animaux à faible revenu. « Il y a beaucoup de gens défavorisés que personne ne peut aider, il y a un vide. Un modèle d’organisme à but non lucratif ou d’entreprise d’économie sociale, dont l’objectif n’est pas le profit, aurait vraiment une plus-value », indique le Dr Paradis.
C’est un projet qu’appuie l’OMVQ, mais qui nécessite un changement réglementaire relevant de l’Office des professions du Québec, indique le Dr Rioux. Le bureau de Sonia LeBel, ministre responsable de l’Administration gouvernementale et présidente du Conseil du trésor, affirme que « la question de la pratique professionnelle au sein d’une personne morale sans but lucratif fait partie des thématiques analysées » dans le cadre du chantier de modernisation du système professionnel lancé en mai dernier.
Guy Isabel, lui, croit qu’il est nécessaire de trouver des façons d’aider les gens en détresse lors d’épisodes comme celui qu’il a vécu. « Je pense aux personnes âgées qui habitent toutes seules avec leur animal. Leur santé mentale et physique est susceptible de décliner. »
La détresse des vétérinaires
Une enquête réalisée en 2022 par le professeur Angelo Soares, du Département d’organisation et ressources humaines de l’ESG UQAM, a révélé que 54 % des 975 vétérinaires québécois sondés vivaient une détresse psychologique élevée, en raison principalement de leur charge de travail trop importante.
Mais les questions financières et les euthanasies représentent aussi une source notable de stress et de souffrance pour les membres de la profession, soutient le chercheur. « Les vétérinaires se retrouvent parfois dans des positions déchirantes où ils savent qu’ils peuvent sauver l’animal, mais que le propriétaire n’a pas l’argent pour payer pour les actes administrés. Le propriétaire va penser que le vétérinaire est une personne qui pense juste à l’argent, qu’il n’a pas de souci pour l’animal. »
« Mais la réalité est qu’il y a un coût, et le salaire des vétérinaires n’est pas aussi élevé que l’on pense », souligne le professeur Soares. Selon le Dr Kfoury, le salaire d’un vétérinaire de la bannière Vet et nous oscille autour de 100 000 $ à 120 000 $ par année.
« Si les vétérinaires n’avaient pas à discuter et à se soucier du prix [des actes vétérinaires], ça allégerait beaucoup leur fardeau de travail », ajoute le Dr Gaston Rioux, de l’OMVQ. Pour la Dre Eve-Lyne Bouchard, présidente de l’AMVQ, il y a une incompréhension du public par rapport aux coûts des soins vétérinaires. « Ça fait des années que les vétérinaires travaillent à expliquer nos frais d’exploitation », dit-elle.