La population de Lac-Mégantic acculée à un non-choix
J’étais à la coordination d’un organisme communautaire de Lac-Mégantic depuis environ un mois au moment de l’incident ferroviaire tragique survenu le 6 juillet 2013. Il paraît que, dans la vie, nous recevons les épreuves que nous sommes en mesure de traverser. Pour dire la même chose, des experts en santé mentale du CIUSSS de l’Estrie préfèrent utiliser le concept de « résilience » car, après tout, selon les avancées de la neuroscience, le cerveau posséderait cette incroyable capacité à se remodeler, à s’adapter, voire à oublier…
Pour ma part, je n’ai point l’âme d’une héroïne pas plus que les neurones malléables, et pour cause.
Ces derniers jours, avec hésitations et le coeur accroché à la Lune, j’ai regardé le documentaire Lac-Mégantic. Ceci n’est pas un accident et la série Mégantic. Après dix ans de rumination, il était temps pour moi d’entamer ce pèlerinage.
Si j’ai trouvé la fiction écrite par Sylvain Guy émouvante et bien modulée, le documentaire réalisé par Philippe Falardeau, appuyé par le travail de recherche d’Anne-Marie Saint-Cerny (Mégantic. Une tragédie annoncée), a ravivé ma révolte. La critique politique des événements entourant ce drame m’est d’ailleurs apparue comme le seul chemin d’espérance devant moi.
Au-delà de la récente demande d’injonction déposée par les futurs expropriés, la voie de contournement projetée pose à la population de Lac-Mégantic un lourd dilemme.
Par un juste souci de protection et par respect pour les victimes, les résidants ne souhaitent plus voir de trains circuler au centre-ville pas plus qu’ils ne souhaitent faciliter la croissance du transport ferroviaire des gaz de schistes venus du Dakota du Nord vers la raffinerie Irving au Nouveau-Brunswick. L’augmentation de convois de wagons-citernes plus longs et plus rapides n’a jamais fait partie de l’équation. Or, cette nouvelle voie ferrée, moderne et entièrement financée par les contribuables (60 % par le gouvernement fédéral, 40 % par le gouvernement provincial), donnera du carburant aux locomotives du Canadien Pacifique (CP) qui a racheté cette ligne d’acheminement stratégique de pétrole brut après la faillite de la Montreal, Maine Atlantic (MMA).
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Malgré le travail de vigilance réalisé par une coalition de citoyens et d’organismes engagés pour la sécurité ferroviaire à Lac-Mégantic, malgré les preuves fournies d’un laisser-aller flagrant sur les rails ces dernières années, Transports Canada s’en remet toujours à la « bonne volonté » du CP et de ses ingénieurs pour en gérer l’entretien, faisant ainsi preuve d’un aveuglement conscient.
Le documentaire de Philippe Falardeau montre bien à quel point cette tragédie n’a pas fait évoluer les pratiques sur le terrain. La manière cavalière avec laquelle le Bureau de la sécurité des transports du Canada a réfuté toute possibilité d’imputer la responsabilité au CP lors du déraillement meurtrier d’un train, en 2019 à Field en Colombie-Britannique, dépasse à cet égard l’entendement.
Que la voie ferrée soit déviée risque donc d’amener peu de consolation et de paix d’esprit au sein de la petite ville estrienne. La communauté méganticoise le sait. Désormais soumise aux autorités politiques, elle doit faire face à une double contrainte, c’est-à-dire à un choix impossible, absurde, déterminé par des voix absentes, soit de participer contre son gré au développement d’une compagnie peu soucieuse de la sécurité ferroviaire.
Pour pourvoir à ses intérêts économiques, le CP force ni plus ni moins la population de Lac-Mégantic à un non-choix — non pas en imposant une obéissance aux ordres comme la compagnie MMA l’a fait subir à ses travailleurs — mais en profitant sciemment du traumatisme collectif engendré par la catastrophe. Comment, dans les circonstances, résoudre une telle injonction paradoxalesinon en concédant une partie de son pouvoir citoyen au CP tout en opérant une dissociation de la source traumatique ?
À mes yeux, il est inconcevable que la population de Lac-Mégantic porte sur ses seules épaules un tel combat politique, d’autant plus que maintes municipalités au Québec comme au Canada subissent les passages répétés de trains transportant des matières dangereuses à proximité de quartiers habités.
Cette nuit du 6 juillet 2013, je n’ai perdu ni proches ni amis. J’y ai toutefois perdu une partie de mon âme que, depuis, je tente de retrouver dans les décombres de cette injustice. Ce que j’y ai vu, impuissante, surpasse l’imagination. Il est impossible d’oublier de telles images. Avec le temps, on peut, certes, vivre avec elles, les intégrer à petites doses, en témoigner et en constituer un récit personnel.
On peut essayer de comprendre et de donner un sens à ce qui s’est passé, ce que je parviens à faire de plus en plus grâce au précieux travail d’enquête effectué par des personnes militantes et surtout soucieuses que la tragédie de Lac-Mégantic ne soit pas honteusement instrumentalisée par une compagnie délinquante avec la complicité du gouvernement fédéral.
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