Toi tu ne rêves pas de me revoir...
Le 27 mars 2023, Isaac Brouillard Lessard poignarde deux policiers venus l’arrêter à son domicile de Louiseville.
L’homme de 35 ans est abattu, et l’agente Maureen Breau succombe à ses blessures.
Le deuxième policier est blessé à la tête et en arrêt de travail encore aujourd’hui.
Trois jours plus tôt, ses parents, inquiets de son état et convaincus que leur fils est en psychose, avaient alerté les policiers. Suivi par la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM) depuis 2013, puisqu’il avait été reconnu non criminellement responsable à cinq reprises, Isaac Brouillard Lessard faisait l’objet d’une délégation de pouvoir qui permettait à l’hôpital désigné de l’hospitaliser en cas de besoin.
Le Devoir a analysé la trajectoire d’Isaac Brouillard Lessard pour mieux comprendre comment ce drame aurait pu être évité.
Tout le monde a vu quelque chose, mais c’est la responsabilité de personne
Quand j’va te mettre les mains autour de la gorge, tu vas voir c’est quoi, la vraie douleur
Fiche d'information sur Isaac Brouillard Lessard rédigée par un policier
Diagnostiqué pour un trouble schizoaffectif, Isaac Brouillard Lessard fait des menaces de mort par téléphone à son cousin et à son oncle. Il est arrêté par les policiers puis déclaré non criminellement responsable par le tribunal en mars 2014. C’est le début de son parcours à la CETM.
La est l’entité responsable de toutes les personnes accusées d’une infraction criminelle et qui ont fait l’objet d’un verdict d’inaptitude à subir leur procès ou d’un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux. Elle doit déterminer si les personnes doivent être détenues dans un hôpital afin d’y recevoir des soins psychiatriques, libérées inconditionnellement ou sous conditions.
Isaac Brouillard Lessard est entendu pour la première fois par la en juin 2014. Il est libéré à condition d’habiter un endroit connu, de se conformer au plan de traitement, de ne pas consommer et de garder la paix.
2016
Voyant qu’il ne respecte pas ces conditions, son psychiatre demande à la d’accorder une délégation de pouvoirs, un mécanisme qui donne à l’hôpital le droit de l’hospitaliser s’il juge que son état le nécessite.
Novembre 2017
Quatre nouvelles accusations de voies de fait contre un préposé (7 novembre 2017), une psychiatre et un infirmier (14 et 22 mai 2018) sont déposées à l’endroit d’Isaac Brouillard Lessard. Il sera déclaré non criminellement responsable en juillet 2018 et détenu à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel jusqu’en 2019.
Après avoir menacé une préposée en lui criant : « J’va te cracher dans face… J’va pisser sur ton cadavre », il agrippe à la gorge un autre préposé qui voulait porter secours à sa collègue. Il le frappe à quatre reprises sur le côté de la tête, lui causant des blessures.
Extrait d’une décision rendue par la CETMIsaac Brouillard Lessard lance une télécommande vers sa psychiatre, lui crache au visage, l’insulte et la menace. Quelques jours plus tard, lors d’une rencontre au bureau de la psychiatre, il se lève brusquement et renverse le bureau sur les cuisses de la psychiatre qui est assise devant lui. Un intervenant arrive à le maîtriser alors qu’il menace la psychiatre de « l’étrangler la prochaine fois ».
Novembre 2020
Malgré les recommandations du Dr Marc Tannous, son psychiatre traitant, lors de la révision annuelle de son dossier, la le libère sous conditions, mais sans donner de délégation de pouvoir à l’hôpital responsable de son suivi. Isaac Brouillard Lessard habite seul depuis 2 mois et travaille pour la compagnie de sa mère depuis peu.
Dès 2021, Isaac Brouillard Lessard jetait les bases de ce qui mènera au drame du 27 mars 2023 à Louiseville
28 décembre 2021
À la suite d’un dégât d’eau dans son appartement, Isaac Brouillard Lessard pousse le concierge de son immeuble avant de le frapper derrière la tête et de lui asséner un coup de poing au menton. La victime tombe au sol, se relève et se réfugie chez lui. L’agression a été captée par des caméras de surveillance de l’immeuble. Isaac est arrêté puis relâché sous promesse de comparaître. Il obtient une absolution inconditionnelle en avril 2022 avec une probation de deux ans.
14 janvier 2022
Un employé de la Banque CIBC à Trois-Rivières appelle le 911 et rapporte qu’Isaac Brouillard Lessard aurait « pété les plombs » parce qu’on lui a dit que son compte bancaire était fermé. Il aurait quitté les lieux en claquant les portes du bureau et en faisant des dommages. Deux policiers se rendent sur place, mais Isaac Brouillard Lessard n’est pas localisé. Aucune plainte n’est formulée.
31 janvier 2022
Le Dr Marc Tannous appelle Isaac Brouillard Lessard pour l’aviser qu’il compte demander une délégation de pouvoir lors de la révision de son dossier qui aura lieu devant la au cours des prochains jours. Son patient réagit très mal et lui raccroche la ligne au nez. Le Dr Tannous appelle le 911, car Isaac est « très désorganisé » et il le soupçonne d’être en psychose.
Février 2022
Isaac a déménagé à Trois-Rivières. Lors de la révision annuelle de son dossier devant la , une délégation de pouvoir est donnée à l’hôpital où son dossier est transféré. La Dre Hélène Poirier devient sa psychiatre et son suivi est désormais effectué par une équipe de suivi intensif dans le milieu (SIM), un programme offert à des personnes ayant des troubles de santé mentale graves. Il doit respecter certaines conditions, dont s’abstenir de consommer toutes drogues, garder la paix et se soumettre à des tests urinaires de dépistage de drogues lorsque demandés par l’équipe traitante.
8 décembre 2022
Même son agente de probation appelle le 911, parce qu’Isaac est en non-respect de condition et tient des propos décousus. Il est dans un état d’intoxication, alors qu’il n’a le droit de consommer ni drogues ni alcool. Selon la carte d’appel des policiers, l’agente de probation dit qu’Isaac est à risque de récidive. Isaac serait inquiet parce que son propriétaire « aurait des idées meurtrières envers lui ». Les policiers rencontrent Isaac dans sa chambre de motel.
Ils concluent qu’ils n’ont pas de craintes pour sa sécurité ou celle du public et quittent les lieux, alors qu’il est en non-respect de condition et qu’ils auraient pu l’amener à l’hôpital désigné.
Malgré la succession d’incidents violents, son équipe traitante décide en décembre 2022 de fermer le dossier d’Isaac Brouillard Lessard qui refuse de collaborer.
Lorsque nous avons fermé le dossier, nous n’avions aucune inquiétude pour Isaac
Géhane Kamel a fait part de ses inquiétudes quant au fait qu’il n’y avait aucun filet de sécurité pour Brouillard Lessard — à l’exception de ses parents, qui surveillaient sa santé mentale à distance et appelaient les autorités pour faire part de leurs inquiétudes.
« Nous ne pouvons pas suivre tous ceux qui ont un passé criminel », a argué Mme Beaulieu, intervenante au sein de l’équipe de SIM d’Isaac Brouillard Lessard . « C’est utopique de penser que les travailleurs sociaux peuvent toujours faire une différence. C’est un lourd fardeau sur le dos de ces travailleurs », a-t-elle ajouté.
(Source : La Presse canadienne)
30 décembre 2022
Isaac vient d’emménager dans l’immeuble de Louiseville où se déroule le drame trois mois plus tard. Pendant près de deux heures, il cherche son chat dans les corridors en criant et finit par donner un coup de poing au visage d’un de ses voisins. Selon la carte d’appel, à l’arrivée des policiers, Isaac leur indique qu’il est soumis à une « ordonnance pour troubles mentaux » et qu’il est suivi par l’hôpital de Saint-Jérôme. Aucun des deux hommes ne veut porter plainte ou fournir de déclaration. Un des policiers suggère de clore le dossier sans accusation.
Un des agents, Charles Côté, dépose toutefois un rapport interne, une « circulaire », après avoir appris qu’Isaac Brouillard Lessard était suivi par la .
Dans son rapport, le policier Côté exhorte les autres agents à « agir avec prudence » auprès de Brouillard Lessard. La circulaire est envoyée par courriel à tous les policiers de la MRC de Maskinongé et est d’ailleurs toujours épinglée sur un tableau d’affichage, dans la salle de breffage des policiers, lorsque Maureen Breau est tuée quelques mois plus tard.
Cinq jours avant le drame
22 mars 2023
Lors de son témoignage à l’enquête publique sur le décès de l’agente Maureen Breau, la psychiatre Hélène Poirier explique qu’elle s’est entretenue quatre jours avant le drame avec Isaac Brouillard Lessard par téléphone, mais qu’elle a dû raccrocher, car il était fâché, l’insultait et lui criait après. Elle n’a pas considéré qu’il s’agissait d’une situation extraordinaire compte tenu de la personnalité « irritable » de son patient.
Trois jours avant le drame
24 mars 2023, 19 h 25
La mère d’Isaac appelle le 911 parce qu’elle est inquiète pour la santé de son fils. Elle demande aux policiers de rendre visite à son fils pour s’assurer qu’il va bien.
Dans la même journée, Isaac envoit plus de 400 messages à sa mère.
Surtout reste loin de nous
Hé oui j'aimerais ça te revoir mais jamais comme tu es présentement! Avec tant de colère et de aine!!
Non je te jure que tu ne veux pas me revoir
Alors c'est inutile de prétendre être ma mère caliss de folle
Te souviens tu de quand ma vraie mère bien aimé venait d'être lâchement exécuté devant mes yeux pour que tu la remplace de force?
Sous prétexte que tu est l'une de ceux qui ont tué ma vraie mère donc toi ils ne te turait pas?
Moi oui...
La téléphoniste du 811 lui suggère d’appeler le 911.
Vers 20 h 30, des policiers rencontrent Isaac Brouillard Lessard à son appartement de Louiseville.
Selon les policiers, il « se porte bien », il est « calme » et collabore « très bien » avec eux.
Pendant cette intervention, l’état d’Isaac ne semblait pas inquiétant pour moi. Son discours se tenait et je n’avais aucune crainte que sa propre santé-sécurité ou celle d’autrui soit en danger. Nous lui avons tout de même demandé s’il voulait aller à l’hôpital, mais il n’en sentait pas le besoin. Il nous a mentionné avoir vu son psychiatre la veille.
Isaac Brouillard Lessard reconnaît avoir envoyé des textos à sa famille parce qu’il est en colère contre eux. Il soutient que son oncle est le chef suprême des pédophiles de Victoriaville et qualifie sa famille de « buveurs de dèche ». Bien qu’Isaac montre aux agents ses médicaments et affirme avoir un suivi régulier avec sa psychiatre, les policiers ne feront aucune vérification pour corroborer ses dires.
« Malheureusement, on n’a pas été plus loin. Et quand on parle [aux policiers] de l’évaluation du risque et que leur réponse, c’est : “Il était calme, puis il répondait à nos questions, il n’avait pas l’air menaçant comme tel”, moi, avec les informations qu’ils avaient, je serais mal à l’aise d’affirmer ça », analyse Michael Arruda, policier de Montréal à la retraite et spécialiste des interventions de crise, qui a été appelé à témoigner dans le cadre de l’enquête publique de la coroner.
Couteau de cuisine chez Isaac« Lorsqu’on est rentrés dans l’appartement, l’agente Fortin a vu le couteau de type cuisine qui était sur le comptoir. Elle l’a éloigné de nous, l’a mis dans le lavabo. Moi, j’ai vu un couteau de type sabre sur le divan, j’ai pris le couteau et je l’ai mis en dessous du lit pour notre environnement, pour notre sécurité. »
Katana retrouvé chez IsaacEst-ce que c’est normal de retrouver un katana chez quelqu’un ? Est-ce un collectionneur ? Quelqu’un qui s’intéresse aux arts martiaux ? [...] Moi, ça m’inquiète, parce que c’est pas une arme qu’on va pas avoir tous les jours. Souvent, les policiers disent : “Ben, il a le droit d’avoir ça, il est chez lui.”
« On enseigne aux policiers qu’il faut évaluer la situation. Est-ce que l’environnement correspond avec quelqu’un qui devrait avoir un katana chez lui ? Si la réponse est non, ben je dois poser des questions », ajoute M. Arruda.
Lors de son témoignage devant la coroner Kamel, la patrouilleuse Élodie Lévesque affirme qu’il est « commun » pour les policiers de voir des katanas.
À la suite de l’intervention, l’agente Élodie Lévesque indique dans son rapport qu’Isaac Brouillard Lessard ne présentait aucun danger pour lui-même ou pour autrui et que par conséquent, les policiers n’avaient pas de motif pour appliquer la loi P-38 et forcer un transport à l’hôpital.
Malgré les inquiétudes de la famille, les policiers ne contactent jamais l’hôpital ou la psychiatre. Pourtant, la délégation de pouvoir au dossier de M. Brouillard Lessard permet de l’amener à l’hôpital pour se faire évaluer, puisque celui-ci contrevient à la condition de libération de la de garder la paix.
Aucun des policiers présents lors de cette intervention ne connaissait la CETM.
« Il n’y a pas dans l’enseignement de spécificité sur les citoyens qui aurait eu un verdict de non-responsabilité criminelle. Ce n’est pas quelque chose qui est abordé spécifiquement et directement dans nos enseignements. » Véronique Brunet, porte-parole de l’École nationale de police du Québec.
Maintenant je sais c’est quoi, la puis comment l’appliquer, mais je ne connaissais pas ça du tout, à ce moment-là
Géhane Kamel, coroner — Vous savez pas non plus que vous pouvez utiliser un bris de modalités en vertu de la ?
William Berrouard, policier — Non, je ne connaissais pas ça du tout, la CETM et toutes ces choses-là, au moment de mon intervention.
William Berrouard, policier — On est sortis les trois [agents] et on s’est demandé : penses-tu qu’on doit appliquer une P-38 ? On s’est regardés, les trois, on a eu la même réaction. C’était non. Absolument pas, on n’a rien. On n’a rien pour appliquer une P-38. Ça n’a pas été une discussion qui a été longue. On s’est tout de suite entendus.
C’est une autre occasion manquée par les policiers de l’amener à l’hôpital alors qu’ils en avaient le pouvoir.
Le père d’Isaac Brouillard Lessard décide d’appeler le 911, puisque son ex-conjointe continue de recevoir des textos menaçants de la part de son fils.
13 h 30
Denis Lessard, l’oncle d’Isaac Brouillard Lessard, se présente au poste de la Sûreté du Québec (SQ) à Victoriaville afin de porter plainte contre son neveu pour des menaces de mort reçues la veille.
Isaac Brouillard Lessard n’avait pas d’enfants. Sa famille a toujours soupçonné qu’il était en psychose dans les jours précédant le drame. L’appel à son oncle a été fait durant cette période.
La SQ de la MRC de Maskinongé est contactée par les policiers de Victoriaville. Les policiers confirment être intervenus auprès de lui quelques jours plus tôt. Un policier mentionne qu’Isaac Brouillard Lessard est possiblement en psychose et qu’il peut être dangereux.
Pourtant, aucun appel n’est fait à sa psychiatre, à l’hôpital ou au 811 pour l’assistance psychosociale.
Extrait du rapport d'enquête de la CNESSTIl est décidé que les policiers procéderont à son arrestation pour menaces de mort et non-respect des conditions de probation.
20 h 30
Quatre policiers, William Berrouard, Constant Perreault, Frédérique Poitras et Maureen Breau, de la SQ de Maskinongé, se présentent au troisième étage de l’immeuble où réside Isaac Brouillard Lessard.
Avant de se rendre chez Isaac Brouillard Lessard, il est décidé que ce sera l’agent William Berrouard qui mènera l’intervention, puisqu’il est déjà intervenu auprès de lui trois jours plus tôt. Il sera accompagné de l’agent Perreault. La sergente Maureen Breau et la patrouilleuse Frédérique Poitras les attendront dans les escaliers entre le deuxième et le troisième étage, de façon à ne pas être vues par Isaac pour ne pas l’énerver.
L’agent Berrouard explique, lors de l’enquête publique, que son plan était de discuter calmement avec Isaac afin de lui annoncer qu’il devait être arrêté à cause des messages laissés à son oncle. Si Isaac n’était pas collaboratif, les policiers avaient convenu de quitter les lieux.
Immeuble où résidait Isaac Brouillard Lessard à Louiseville.Lorsqu’il répond à la porte, Isaac Brouillard Lessard reconnaît l’agent Berrouard. Il est calme, mais lorsque le policier lui dit qu’il est en état d’arrestation, il pousse un cri, se retourne derrière sa porte et prend un couteau de cuisine.
Au même moment, l’agent Perreault se précipite vers les escaliers. L’agent Berrouard n’a pas le temps de réagir lorsqu’il voit Isaac Brouillard Lessard sortir de son appartement armé d’un couteau. L’agent Berrouard se retrouve acculé contre le mur, lorsqu’il est poignardé au niveau de la tête (ce qui lui causera une fracture du crâne). L’agent Berrouard réussit à repousser le sujet et à courir jusqu’au fond d’un couloir du troisième étage pour se barricader derrière un matelas abandonné.
Isaac Brouillard Lessard suit l’agent Berrouard. La sergente Breau monte les escaliers pour porter assistance à son collègue. Isaac Brouillard Lessard se retourne et la poignarde au cou et à la tête. Elle pousse un cri et s’effondre au sol. Les agents Perreault et Poitras, qui se trouvent toujours dans les escaliers, réagissent en tirant un total de 19 balles, dont 10 ou 11 atteignent la cible.
Reconstitution 3D des événements du 27 mars 2023Avertissement
Les prochaines images montrent des scènes de violence qui pourraient ne pas convenir à tous les publics.
Isaac Brouillard Lessard s’effondre au sol et est maîtrisé par l’agent Perreault alors que l’agente Poitras aide la sergente Breau, qui perd beaucoup de sang, à descendre les escaliers des deux étages pour quitter l’immeuble.
Le rapport d’enquête de la CNESST retient cinq causes ayant mené au drame, dont une évaluation du risque déficiente de la part des policiers et une planification de l’arrestation inadéquate. La formation des policiers en matière d’emploi de la force est également jugée insuffisante, tout comme la supervision des policiers par l’employeur.
« En Ontario, une tragédie similaire a créé la loi de Brian. Le Québec devrait porter sur ses épaules une loi de Maureen. Je crois humblement que nous lui devons collectivement ce symbole important