L’impératif de l’écriture selon Laure Conan

À l’occasion du centième anniversaire du décès de Laure Conan, le moment est venu de se remémorer son parcours singulier dans un XIXe siècle marqué par une conception rigide des rôles sociaux.
Illustration: Tiffet À l’occasion du centième anniversaire du décès de Laure Conan, le moment est venu de se remémorer son parcours singulier dans un XIXe siècle marqué par une conception rigide des rôles sociaux.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Naître femme en 1845 représente une vie bien différente de celle que nous menons aujourd’hui. C’est d’abord fréquenter l’école, le temps d’apprendre son petit catéchisme et le strict nécessaire ; il n’est pas question d’envisager des études supérieures. C’est aussi ne pas avoir le droit de vote. C’est enfin se marier, donc se soumettre à l’autorité de son mari, conformément au Code civil, entrer en religion ou demeurer célibataire.

Laure Conan, dont le nom résonne encore dans notre mémoire collective, a fait ce choix. À l’occasion du centième anniversaire de son décès, le moment est venu de se remémorer son parcours singulier dans un XIXe siècle marqué par une conception rigide des rôles sociaux.

La carrière de Conan — première femme du Canada français à gagner sa vie par l’écriture — a longtemps été perçue comme la conséquence d’un amour déçu, alors qu’elle s’impose au contraire par son intelligence stratégique d’écrivaine.

Réseautage

Née en 1845 à La Malbaie, dont les paysages commencent à ravir villégiateurs et artistes, Félicité Angers voit l’écriture s’imposer à elle par nécessité. Les six frères et soeurs Angers se retrouvent orphelins de père en 1875 et de mère en 1879.

Pour Félicité, Marie-Marguerite et Adèle, célibataires, la situation se complique par la perte de la place de maître de poste de leur frère aîné, Élie, en 1879. Âgée de 33 ans, Félicité est déjà attirée par l’écriture. Laure Conan, de son nom de plume, fait ainsi paraître Un amour vrai dans la Revue de Montréal (1878-1879).

C’est là qu’un ami de son frère Charles, Thomas Chapais, intervient. Le 2 avril 1879, ce dernier fait appel à son père, sénateur conservateur, afin que Félicité conserve sa place de maître de poste, qu’elle occupe depuis la démission de son frère Élie. Le jeune Chapais demande à son père d’intercéder auprès d’Hector Langevin, qui dirige le département des Postes à Ottawa, en vain.

Mademoiselle Angers écarte à ce moment toute vocation religieuse et persiste plutôt dans l’écriture. De 1881 à 1882, elle fait paraître Angéline de Montbrun en feuilleton dans La Revue canadienne. Comme tout écrivain, elle n’est pas épargnée par la critique. Elle est parfois ramenée à sa condition de femme, certains lui disant que ses oeuvres devraient comporter « plus de roses et moins d’épines ».

Puis, un tournant survient quand son ami prêtre Paul Bruchési la présente à l’abbé Henri-Raymond Casgrain en 1882. Ce dernier voit tout de suite son potentiel et recommande un de ses textes à Thomas Chapais pour les Nouvelles Soirées canadiennes. À travers les ronces y paraît en 1883.

Comme Félicité soutient être « tout à fait incapable de [s]’ingérer dans les intrigues politiques », l’abbé Casgrain, personnage central du milieu littéraire, s’en charge de bon gré. En octobre 1883, il cherche à lui faire obtenir un poste au bureau des archives à Ottawa. Elle n’est pas dupe : « La chose ne s’est encore jamais faite pour une femme […] et souffrira peut-être bien des difficultés. » La protégée de Casgrain n’obtient finalement pas le poste convoité.

Casgrain parvient tout de même à réunir 300 $ pour Angéline de Montbrun, qui paraît en livre en 1884. Bien que Conan soit reconnaissante au « père de la littérature canadienne », elle saura lui tenir tête quand ce sera nécessaire.

Vivre de sa plume

Alors que paraît son premier roman, elle perd un soutien financier important ; son frère Charles, qui subvenait aux besoins de ses soeurs, se marie. Laure Conan décide de s’occuper elle-même de ses publications, cherchant une revue pour accueillir ses textes, puis un éditeur-imprimeur, tout en faisant appel à son réseau pour écouler les exemplaires et en faire la promotion. Elle adopte ni plus ni moins les mêmes stratégies que ses homologues masculins.

À l’instar des quelques Canadiens français qui vivent alors, difficilement disons-le, de leur plume, Laure Conan doit faire preuve d’esprit d’initiative. Dans sa correspondance, elle multiplie les phrases telles « Si je pouvais donc faire un peu de bien et d’argent ».

Pour alimenter ses romans historiques, Laure Conan correspond avec plusieurs historiens et hommes politiques, comme l’ancien premier ministre Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, littérateur à ses heures, les historiens et abbés Henri d’Arles et Hospice-Anthelme Verreau, et l’historien et homme politique Thomas Chapais. Elle demande également conseil à l’abbé Lionel Groulx, qui lui ouvre les pages de la revue L’Action française, qu’il dirige.

Conan puise ses sujets de prédilection dans l’idéologie clérico-nationaliste et les figures admirées par les historiens qu’elle côtoie. Pour eux, l’histoire doit contribuer à la préservation de la société canadienne-française dans un présent jugé délétère. La Nouvelle-France, idéalisée, sert de modèle, avec ses exploits et ses héros.

Dès sa première oeuvre, Conan fait sien ce discours, notamment en incorporant de nombreuses références à l’historien François-Xavier Garneau et à son Histoire du Canada. Son admiration la pousse même à demander, en 1884, le secours financier d’Alfred Garneau, bien qu’elle ne l’ait jamais rencontré, sous prétexte que « le fils de notre historien national ne saurait être pour une vraie Canadienne ni un étranger ni un indifférent ».

En 1887, elle écrit également à Élodie Garneau, petite-fille de l’historien national, pour lui demander de l’aider à mettre la main sur des ouvrages disponibles uniquement à la Bibliothèque du Parlement à Ottawa.

Défendre ses droits

Au tournant du XXe siècle, le droit d’auteur est embryonnaire. Conan n’hésite pas à intenter un procès en 1899 contre la maison d’édition Leprohon et Leprohon qui a réédité à deux reprises (1897 et 1899) Un amour vrai. Non seulement la maison l’a fait sans son autorisation, mais elle a aussi changé le titre pour Larmes d’amour.

En mai 1899, L’Écho de Charlevoix rapporte que trois témoins ont plaidé en faveur de Conan : la journaliste Robertine Barry, le bibliothécaire Alfred Duclos Decelles et le député Henri Bourassa. Mais l’écrivaine perd son procès. Puisqu’elle n’a pas enregistré son ouvrage auprès de l’État, elle ne peut en être considérée comme la propriétaire exclusive.

Dans un monde littéraire dominé par les hommes, Conan présente des personnages féminins qui ne sont pas relégués à l’arrière-plan. Par exemple, dans son roman psychologique Angéline de Montbrun, elle met en scène des personnages féminins forts, dont une femme qui discute « de l’avenir du Canada » avec son mari.

L’écrivaine plonge également dans l’univers politique avec la publication de brochures qui appellent à la mobilisation de ses concitoyennes. Dans sa pièce de théâtre Si les Canadiennes le voulaient ! (1886), elle souligne l’importance du patriotisme et invite les femmes à militer afin que le peuple canadien-français redevienne « fier et patriote ». Si Laure Conan ne remet pas en question la hiérarchie entre les sexes dans cette brochure, elle innove en donnant la parole à des personnages féminins à une époque où le milieu théâtral est exclusivement masculin.

À la fin du siècle, ses contemporaines plus jeunes s’engagent dans la lutte pour le suffrage féminin. Quand Joséphine Dandurand l’interroge sur le sujet dans sa revue, Conan répond qu’elle « n’en a cure », ajoutant toutefois « que les femmes n’en pourraient user plus mal que les hommes ». Elle intègre aussi ce réseau, fréquentant Robertine Barry (Françoise) et donnant des conférences au Conseil national des femmes.

Soutien

Comme l’éducation demeure une chasse gardée des communautés religieuses, Conan se montre stratégique dans le choix de ses sujets de livre, car elle connaît les perspectives offertes par le marché scolaire. Elle sollicite les personnes susceptibles de l’aider, telles que le prêtre historien Louis-Édouard Bois et Mgr Thomas-Étienne Hamel. Conan sollicite également son fidèle ami Mgr Bruchési, devenu archevêque de Montréal.

De plus, le gouvernement québécois achète des livres de récompenses qu’il distribue ensuite dans les écoles. En 1904, elle tente de profiter des relations de son frère Charles, député libéral à Ottawa, même si c’est à un autre palier.

Conan écrit à Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada, pour se plaindre de l’inaction du secrétaire de la province, Amédée Robitaille. Ce n’est qu’« après s’être fait bien prier » que ce dernier promet d’acheter 150 exemplaires de son ouvrage L’oublié (1902). Elle croit que son genre est en cause dans cette affaire.

Le gouvernement du Québec achète bel et bien des livres de Laure Conan, mais aucune commande n’est effectuée par le secrétariat de la province. Outre le département de l’Agriculture, qui acquiert 8000 exemplaires de Louis Hébert en 1914 pour une somme de 800 $, les autres achats ne représentent que de petites sommes.

En 1922, âgée de 77 ans, Conan demande que le gouvernement québécois achète plusieurs exemplaires de Silhouettes canadiennes. En même temps, elle commence la préparation d’un livre pour le prix David. L’année suivante, elle sollicite Thomas Chapais afin qu’il use de son influence auprès du secrétaire de la province pour qu’il acquière des exemplaires de ses ouvrages Angéline de Montbrun et Silhouettes canadiennes. Malade, elle met le point final à un manuscrit en mai 1924. Elle décède le 6 juin suivant. C’est l’ami Chapais qui fera publier cet ultime ouvrage, La sève immortelle (1925).

Au début de sa carrière, Laure Conan confiait à l’abbé Casgrain : « La nécessité seule m’a donné cet extrême courage de me faire imprimer. » Les lettres constituent un choix difficile à l’époque. Les écrivains ont généralement une carrière en parallèle dans la fonction publique. Si c’est d’abord ce modèle qu’elle essaie de reproduire, cette femme seule devra emprunter une voie différente où elle mettra constamment en avant des stratégies uniques, des propositions et des idées de projets.

Ainsi, Laure Conan, reconnue de son vivant comme l’une des grandes écrivaines du Québec, s’adapte en variant son réseau dès qu’une génération s’éteint et qu’une autre émerge. En cela, son habileté à aller chercher les appuis des principaux intellectuels et hommes influents de son époque au fil des ans est remarquable.

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