Il a vu «Madiba» déposer son bulletin dans l’urne

«Les Sud-Africains se souviennent de cette journée comme quelque chose de sacré.»
Photo: Wikimedia Commons Montage Le Devoir «Les Sud-Africains se souviennent de cette journée comme quelque chose de sacré.»

À 75 ans, Nelson Mandela a voté pour la première fois de sa vie, lors de la première élection multiraciale de l’Afrique du Sud, un scrutin qui l’a porté au pouvoir en tant que président de son pays. Trente ans plus tard, jour pour jour, deux hommes se remémorent pour Le Devoir cet événement historique alors qu’ils étaient aux premières loges : l’un a vu « Madiba » déposer son bulletin dans l’urne, et l’autre, un militant anti-apartheid en exil forcé, était retourné dans son pays natal pour y voter.

Le 27 avril 1994 était le deuxième de quatre jours de scrutin présidentiel en Afrique du Sud, trois ans après l’abrogation de la politique raciste et ségrégationniste de l’apartheid — et seulement quatre ans après la libération de Nelson Mandela, le chef du Congrès national africain (ANC).

Ce jour-là, il a choisi un bureau de vote loin de chez lui.

Il s’est rendu dans celui installé à l’intérieur de l’école secondaire Ohlange, pas très loin de la ville de Durban. Le lieu était symbolique : il s’agit de la première école fondée par un Noir au pays, en 1901. Et c’est là que bien des Sud-Africains noirs, métis et Indiens ont voté pour la première fois des décennies plus tard. C’était aussi parce que l’ANC craignait que la province de KwaZulu-Natal ne lui échappe.

Les travailleurs s’affairaient à l’intérieur du bureau de vote quand soudainement, ils ont vu entrer le futur président. Les applaudissements et les cris de joie ont immédiatement retenti, se souvient David Gallagher, qui travaillait pour Oxfam-Canada. L’ONG canadienne avait mis sur pied une équipe d’observateurs pour l’élection.

Nelson Mandela, les cheveux blanchis par l’âge et 27 années de prison, était « très calme », rapporte M. Gallagher. « Il était très populaire. Il savait qu’il allait l’emporter. »

Il l’a vu déposer son bulletin dans l’urne, avec « son sourire caractéristique ». Après, il est resté tout près de la boîte et a ouvert les bras. M. Gallagher a saisi l’occasion. « J’ai été le premier à lui serrer la main, et à le féliciter, se rappelle avec fierté le travailleur d’Oxfam. Son visage s’est illuminé et il m’a dit : “merci”. »

Vêtu d’une chemise-tunique de couleur crème, il a refait la scène peu après devant l’école pour les photographes de la presse internationale. « C’est le début d’une nouvelle ère », a-t-il déclaré lors d’un bref discours.

Ce jour-là était « mémorable », a raconté M. Gallagher, qui travaillait alors depuis des années en Afrique. Oxfam avait finalement ouvert un bureau à Durban en 1991. M. Gallagher rapporte qu’il était proche des gens de l’ANC et bien intégré dans le mouvement anti-apartheid. Il avait reçu ce précieux fragment d’information : Mandela irait voter à Ohlange. Il s’est donc arrangé pour y être, avec son collègue d’Oxfam-Canada Meyer Brownstone. Il n’allait pas manquer le moment historique.

Ils ont été les deux seuls observateurs électoraux internationaux admis à l’intérieur. Dehors, M. Gallagher a vu les longues files de gens qui patientaient : « Tout le monde était si heureux de pouvoir voter, après tout ce qu’ils avaient traversé avec l’apartheid. » Les bureaux de vote sont restés ouverts bien après les heures prévues, a-t-il ajouté.

Il a voté aux côtés de ses parents

À quelque 1300 km de là, dans une banlieue du Cap, Dan O’Meara a aussi voté.

Comme les autres, il a attendu en file pendant près de trois heures, sous un soleil brillant, pour aller déposer son bulletin. « Noirs, Blancs, Métis, gens de toutes origines, de toutes les langues, tout le monde se parlait dans la file. Comme si toutes les barrières raciales étaient tombées. »

« C’était le moment le plus humain de l’histoire du pays », a déclaré en entrevue le politicologue né en Afrique du Sud et qui enseigne désormais les relations internationales à l’UQAM.

Il se rappelle avoir mis son crochet « à côté de la photo du visage de Nelson Mandela. »

« Mis à part la journée de la naissance de ma fille, c’était la plus grande journée de ma vie. […] C’était une bénédiction. Une libération totale du pays. Même avec la déception qui a suivi, même si l’exaltation n’a pas duré, les Sud-Africains se souviennent de cette journée comme quelque chose de sacré. »

Il décrit une foule en liesse, même avant que le résultat officiel de l’élection ne soit connu : « Dans la rue, les gens chantaient et dansaient. »

Notamment spécialisé en politique africaine, le professeur a été un militant anti-apartheid et membre du parti de Nelson Mandela pendant 20 ans, des activités risquées, marquées par l’assassinat d’une dizaine de ses proches amis. Il a dû partir en exil après que le gouvernement sud-africain de l’époque lui a enlevé sa citoyenneté en raison de ses activités militantes.

En entrevue, il explique qu’il avait honte de son pays, de sa communauté blanche et de la culture dans laquelle il est né.

Le 27 avril 1994, il a pu mettre cette honte de côté.

« L’idée que, finalement, ce pays exceptionnellement beau retourne dans la communauté humaine. On tourne le dos à une forme de nazisme épouvantable, de crimes monstrueux. C’est un nouveau départ, fait dans un esprit de réconciliation et de paix ».

Il a voté aux côtés de ses parents, un moment particulièrement émouvant pour lui : son père s’était porté volontaire à 18 ans pour aller combattre le nazisme en Europe. Mais après, « il est tombé dans une grande dépression parce que son propre pays est tombé dans le fascisme. »

Ce jour-là, « il était hors de lui de joie », se rappelle-t-il, sa voix brisée par l’émotion. M. O’Meara reprend son souffle : « Comme si son pays revenait enfin au gros bon sens. »

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