La responsabilité du départ en politique
À se fier aux historiens antiques, les faits se seraient déroulés vers 458 avant notre ère. Rome, en pleine crise politique, entre en guerre contre les Èques. Comme le voulait la coutume de l’époque, un dictateur est nommé pour rétablir l’harmonie : Lucius Quinctius Cincinnatus. Arraché de ses terres pour l’occasion, ce dernier livre la bataille et remporte la victoire. Rome est sauve. Or, contrairement à ce que fera César quelques siècles plus tard, une fois sa mission accomplie, ce dernier se retire volontairement dans ses terres, faisant passer le bien commun de sa cité devant ses intérêts personnels. Cincinnatus aurait pu tenter de demeurer dictateur, il aurait pu faire chuter la République naissante — il choisit le bonheur public plutôt que le bonheur personnel.
Hélas, l’histoire politique n’est pas très riche de ces hommes et de ces femmes qui placèrent l’intérêt général avant tout. George Washington, qui ne brigua pas un troisième mandat, vient à l’esprit, comme Nelson Mandela, qui n’en brigua pas un second. La norme est toutefois plus déprimante : partout, on voit des leaders fatigués et usés qui s’accrochent, jusqu’à mener leur parti, sinon leur pays, à la ruine.
Il semble qu’une fois le pouvoir goûté, celui-ci doive corrompre et vicier la vision à long terme, que les beaux débuts doivent se corrompre en chute ; il semble que l’intérêt personnel (ou la croyance qu’on est le seul à pouvoir faire face à l’ennemi, ce qui est fréquemment pire) finisse par dépasser l’intérêt collectif. Je suppose que ce réflexe est compréhensible. Après avoir eu pendant si longtemps de si grandes responsabilités, un si grand pouvoir, qui aurait sincèrement le courage de s’en départir ?
Cette mécanique politique harassante se répète aujourd’hui. Aussi bien au Canada qu’en France ou aux États-Unis, nous voyons des hommes politiques, souvent à gauche, qui peuvent se targuer d’avoir fait de belles choses, mais qui risquent de mener leur parti à la ruine par ce refus égoïste de céder leur place. Des hommes qui, en somme, refusent la responsabilité du départ. Jean-Luc Mélenchon, dans l’Hexagone, quoi qu’on pense du personnage, agit comme un repoussoir pour une immense partie de l’électorat : il aura pourtant continué, toutes les législatives durant, à plomber le Nouveau Front populaire par ses apparitions pratiquement quotidiennes à la télévision. Justin Trudeau mine depuis des mois, par sa grande impopularité, les chances de réélection du Parti libéral du Canada, mais s’accroche, certain que lui seul saura défaire les conservateurs. « Attendez seulement de le voir en campagne ! » disent ses rares soutiens…
Et Joe Biden persiste malgré ses capacités qui s’affaiblissent et effraient l’électorat, aidé par une classe journalistique américaine qui multiplie depuis des mois les contorsions intellectuelles pour ne pas voir l’évidence : le président décline. Un déclin cognitif que tous les Américains ont récemment pu voir lors du premier débat présidentiel.
Les États-Unis étant un pays où les identités partisanes sont extrêmement fortes — la plupart des démocrates et des républicains voteront pour le candidat de leur parti, peu importe qui il est —, ce sont les rares indécis qui font les élections. Dans ce contexte, un homme politique responsable devrait accepter de retirer l’épine qui lancine son parti politique et taraude les indécis. Même si cette épine, c’est lui. D’autant plus que, si vraiment l’enjeu de la présidentielle est l’avenir de la démocratie américaine, si vraiment la menace est telle qu’on la décrit, aucun homme ne saurait être trop important pour ne pas être sacrifié sur l’autel du réalisme politique.
Dans tous ces cas, l’idée qu’on se fait personnellement des programmes de ces politiques n’importe guère. Contrairement à ce que certains Américains, Canadiens ou Français pourront prétendre, ce n’est pas faire le jeu de Trump, de Poilievre ou de Bardella que de demander à Biden, à Trudeau ou à Mélenchon d’avoir le courage et la dignité de se retirer. C’est au contraire saisir la hauteur des enjeux, procéder à une analyse politique froide et reconnaître que « notre côté » peut avoir tort de temps à autre.
En 1919, dans un contexte tout aussi critique, le grand sociologue Max Weber, s’adressant à des étudiants allemands, distingua deux éthiques fondamentales de l’homme politique. La première, l’éthique de la conviction, est celle de nos leaders usés : elle prétend qu’il faut coûte que coûte faire avancer nos idéaux, qu’importent leurs conséquences réelles ; que l’idée juste devra triompher. Fiat iustitia, et pereat mundus, comme le veut le vieux proverbe.
L’autre éthique, qu’il jugeait lui-même préférable en politique, est celle de la responsabilité et déplaît à tous les radicaux et idéalistes. Calcul de conséquences, faîte de compromis, de mains sales et de réalisme, elle est celle qui reconnaît que d’un mal (la démission) peut parfois venir un bien (la victoire), et vice versa. L’éthique de la responsabilité commande de regarder froidement la situation politique et d’agir non pas dans notre intérêt personnel, mais dans l’intérêt plus grand du corps politique.
Il y a des temps où l’éthique de la conviction est préférable, comme dans ces moments pleins de possibilités où il s’agit de refaire communauté et société. Il y a d’autres moments, comme les temps de crise où tout semble pouvoir basculer, où l’éthique de la responsabilité est vitale. Notre moment est un de ceux-ci : que ce soit ici, aux États-Unis ou en France, il faut demander à nos leaders politiques d’être responsables et de faire ce qui est le mieux non pas pour eux, mais pour la nation qu’ils disent chérir.
Face à la menace, certains sacrifices sont nécessaires, même les nôtres. Souhaitons donc que ces leaders aujourd’hui délétères sachent choisir la bonne option. Comme Lucius Cincinnatus sut en son temps retourner labourer son jardin.
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