Quoi penser des rectifications de l’orthographe qui intriguent le ministre Drainville?
La rubrique Point de vue voit fleurir une nouvelle branche, Point de langue, avec pour guide la professeure Mireille Elchacar. L’été durant, la lexicologue québécoise invitera à penser le français autrement dans une formule ponctuelle à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique.
En juin 2023, le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, a lancé un chantier pour réformer l’enseignement du français. Il a commencé il y a quelques semaines à dévoiler des éléments clés de son projet. Certaines orientations, si elles peuvent susciter des discussions quant à leur mise en oeuvre, ne causeront probablement pas de levée de boucliers sur le fond : qui s’opposerait à l’idée d’amener les jeunes à lire et à écrire davantage ou à être plus exposés à la culture québécoise ? Toutefois, celles touchant à l’écriture du français, sujet sensible s’il est en un, risquent de soulever des débats.
Le ministre souhaite recueillir l’avis de spécialistes sur les rectifications de l’orthographe (RO) et sur l’apprentissage de la calligraphie. En général, les enfants québécois écrivent d’abord en lettres scriptes avant de passer, souvent en 2e année, aux lettres attachées. Le problème est qu’on fasse réapprendre un nouveau mode d’écriture aux élèves alors qu’ils commencent à peine à maitriser le premier. Les recherches, comme celles de la didacticienne Isabelle Montésinos-Gelet, sont unanimes : les enfants sont avantagés si on leur enseigne un seul type d’écriture. Alors, lequel choisir ?
L’argument principal des tenants de l’écriture scripte est que l’élève fait un lien entre les lettres qu’il voit partout et celles qu’il doit tracer. Quant à elle, la cursive permet d’écrire plus vite et serait corrélée à une meilleure syntaxe.
L’écriture cursive a déjà été abandonnée dans quelques pays : dans presque tous les États de notre voisin du Sud, au Mexique et en Finlande, qui trône au sommet des palmarès sur les compétences des élèves en lecture et écriture. Le Québec pourra décider en se basant sur la recherche et sur les effets de ce changement ailleurs dans le monde.
Cet aspect de l’écriture est plutôt technique : l’idée est de rapidement acquérir l’habileté motrice pour que le geste devienne automatique et pour pouvoir se concentrer sur le fond (le vocabulaire, la syntaxe, l’enchainement des idées, etc.).
Or, une vérité difficile à accepter pour nous, francophones, est que l’orthographe est, elle aussi, un aspect technique de la langue. C’est un outil censé s’acquérir rapidement et servir de tremplin à l’apprentissage, à la réflexion, aux sciences, etc. L’invention de l’alphabet est d’ailleurs perçue comme une révolution, à l’instar de l’écriture elle-même.
Le principe alphabétique veut qu’à chaque son soit associée une seule lettre, et vice versa ; dans les premiers systèmes d’écriture, qui étaient idéographiques, un symbole était associé à un concept. Avec l’alphabet, on passe donc de plusieurs milliers de symboles à quelques dizaines de lettres, faciles à tracer. Ce faisant, on démocratise l’écriture et la lecture, qui ne sont plus réservées aux privilégiés pouvant y consacrer leur vie.
Malheureusement, l’orthographe française s’est tellement éloignée de cet idéal qu’on ne peut plus vraiment parler de système démocratique. Les 36 sons du français sont représentés par 130 graphèmes, selon la spécialiste Nina Catach (soit par une lettre, une combinaison de lettres, des accents ou des trémas). À titre comparatif, l’espagnol, également une langue romane, compte 25 phonèmes pour 29 graphèmes. En finnois, la correspondance graphèmes-phonèmes est presque parfaite.
Les RO, sur lesquelles le ministre Drainville veut se pencher, visent justement à corriger certaines incohérences de l’orthographe française. Que le ministre souhaite consulter des experts est louable. Mais les RO ne sont pas nouvelles : elles ont été proposées en 1990, et elles ont été amplement étudiées depuis, tant au Québec, avec les nombreux travaux de Chantal Contant, qu’ailleurs en francophonie.
Interrogé par Patrick Masbourian à l’antenne d’ICI Première pour savoir s’il cautionnait qu’on rectifie la graphie du mot « oignon », le ministre s’est écrié : « Non, je ne suis pas du tout de cette école-là. On n’écrira pas au son dans les écoles du Québec. »
Or, « ognon » est bel et bien une proposition des RO. Cette graphie n’est d’ailleurs ni extravagante (en vertu du principe alphabétique, pourtant censé guider notre écriture, elle est en fait plus logique que « oignon ») ni nouvelle : on la lisait déjà sous la plume de Zola dans L’assommoir, paru en 1876 : « Madame Gaudron parlait d’aller manger de la tarte aux ognons, chaussée Clignancourt. » La graphie d’« oignon », comme celle de la plupart des mots, a varié au cours des siècles. L’outil d’aide à la rédaction Antidote nous en montre quelques-unes, dont « ongnon », « onghon » et « oygnon ».
Dans son ouvrage publié récemment chez Ophrys, L’orthographe française. Histoire, description, enseignement, Jean-Christophe Pellat rappelle que l’orthographe française s’est presque figée en 1878, avec la 7e édition du Dictionnaire de l’Académie française. Depuis, nous vivons la plus grande période de fixité de l’histoire de l’orthographe française. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.
Une chose sur laquelle M. Drainville a raison : on n’écrira pas au son. Il n’est pas question de cela dans les RO, si timides qu’elles passent inaperçues. Aviez-vous remarqué que cette rubrique les utilise ?
Essentiellement, les RO touchent la soudure et le pluriel des mots composés, le tréma, l’accent circonflexe non distinctif sur les « i » et les « u » ainsi que quelques erreurs historiques. Pas de chevals, contrairement à une idée reçue tenace ! Les RO ont surtout l’avantage de sortir l’orthographe française de son immobilisme. Elles sont maintenant acceptées par toutes les instances (Office québécois de la langue française, Académie française…) et tous les ouvrages de référence sérieux. Les manuels scolaires en France doivent être rédigés avec les RO depuis 2016 ; en Suisse, c’est depuis 2021. Pourquoi encore s’y pencher ? Ne serait-on pas rendus à l’étape d’agir ?
Le Québec, qui était à l’avant-garde pour la langue française dans la francophonie, traine-t-il à présent de la patte ?
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