Pourquoi s’améliorer quand on peut se contenter de se comparer?
Le système économique capitaliste, malgré ses nombreux défauts, domine aujourd’hui l’ensemble de la planète, que l’on parle de capitalisme privé, représenté essentiellement par des entreprises, ou de capitalisme d’État, comme en Chine, par exemple, ou d’un mélange des deux à divers dosages, comme au Canada ou au Québec. Une remise en question de cette hégémonie ne semble plus à l’ordre du jour, même si elle devrait l’être. Ce n’est pas l’envie qui manque, mais ce ne sera pas l’objet de ce texte, du moins pas directement.
En fait, le capitalisme ne constitue pas seulement une doctrine économique, mais aussi philosophique. Il s’appuie sur une vision plutôt étroite de la nature humaine, essentiellement égoïste. L’Homo economicus ne vivrait que pour satisfaire ses propres besoins et désirs, en principe illimités. Étant donné la nature foncièrement limitée des biens et services qu’il peut produire, et consommer, l’humain se retrouve ainsi en constante concurrence avec ses congénères, autant du côté de la production de ceux-ci, que ce soit par le biais de la propriété d’entreprises (capital) ou de sa force de travail (marché du travail), que du côté de leur consommation.
L’humain serait donc animé d’un esprit de compétition à chaque instant de son existence.
Les « élites » du système capitaliste cherchent à nous faire croire que cette concurrence tous azimuts constitue le moteur de l’« innovation » et, par conséquent, du progrès. En fait, l’histoire démontre que cette « innovation » sert d’abord les intérêts de son maître, le capital. On ne compte plus les « innovations » comportant des effets secondaires indésirables ayant plutôt entravé le véritable progrès humain. Le plus grand paradoxe à cet égard vient du fait que le développement humain, depuis les origines de notre espèce, a été rendu possible grâce à notre capacité à collaborer. C’est dans cette collaboration que l’« innovation » nous permet de réellement progresser.
Un frein
Le jeu à somme nulle de la concurrence dont il doit sans cesse sortir « gagnant » pourchasse l’humain sans arrêt dans toutes les sphères de sa vie : travail, loisirs, idées, surconsommation, politique, richesse, voire sa progéniture, qui doit elle aussi faire partie des « gagnants ». Afin de vérifier s’il fait partie du groupe des « gagnants », l’humain a développé une activité qui le passionne : la comparaison. Il se compare d’abord personnellement avec ses voisins, ses amis, ses confrères de travail, des célébrités, etc., mais il le fait également à l’échelle collective, pour sa communauté, sa ville, sa province, son pays, ses institutions, etc. Tout cela nous amène à une culture qui privilégie notre rang, notre classement dans une liste, plutôt que notre bien-être ou notre progression vers celui-ci.
On se compare dorénavant dans tous les domaines, sans exception. Les « meilleurs » dans leur domaine sont adulés, pour ne pas dire idolâtrés. Je ne m’attarderai pas ici aux comparaisons individuelles, dont chacun connaît déjà trop bien l’effet délétère sur le vivre-ensemble et la tolérance face à la différence. Les comparaisons collectives font maintenant partie intégrante du paysage visant à justifier des décisions ou des gestes pour le moins discutables.
Par exemple, dans le domaine de la santé, on nous dira que tel pays ou telle province dépense plus ou moins que nous en « moyenne » par habitant. En réalité, plus on ratisse large, moins la comparaison est valable, car les disparités entre les deux groupes se multiplient presque à l’infini. Dans ce domaine, on nous dira également que, sans le vieillissement accéléré de notre population, le niveau de service serait « comparable » à ce qu’il était il y a 25 ou 30 ans. On omettra de nous dire que ce vieillissement était non seulement prévisible, mais prévu, et qu’il se poursuivra encore un bon moment. De toute façon, la personne souffrante en attente d’une opération depuis trop longtemps se fiche pas mal, avec raison, de telles « comparaisons » insensibles et inutiles. Autre paradoxe : on mesure souvent le niveau de « santé » d’une population par son espérance de vie, alors que le vieillissement constituerait une entrave à recevoir les soins appropriés !
Autre exemple, dans le domaine de l’éducation, les résultats internationaux aux tests PISA servent de mesure de la qualité de notre système d’éducation. Le Québec se vante ainsi d’être parmi les meilleurs au monde, en particulier en mathématiques, tout en négligeant de constater que ses résultats sont en déclin continu et progressif depuis le début des années 2000. Que signifie figurer parmi les meilleurs dans un monde où tous sont en déclin ? Pendant ce temps, le pourcentage de personnes souffrant de déficiences en matière de littératie ne s’améliore pas.
On pourrait poursuivre les exemples ad nauseam. Ce paradigme de concurrence et de comparaison intempestif constitue un des principaux freins au véritable progrès humain. Le chant des sirènes capitalistes sonne de plus en plus faux. Entonnons un nouvel hymne à la coopération afin de nous sortir du marasme actuel et de véritablement progresser vers une condition humaine plus inspirante et plus signifiante.
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