Enseigner le fleuve au cégep
Un fleuve, ça s’étudie. Mais est-ce que ça s’enseigne ?
Depuis maintenant cinq ans, j’organise le Parcours laurentien. Le cours de formation générale en littérature québécoise est porteur du projet. Nos lectures, orientées en fonction du Saint-Laurent, donnent l’impulsion à un voyage de fin de session. Un autocar nous amène, mon groupe et moi, de la grande région métropolitaine jusqu’au parc national du Bic. Nous ne prenons pas les autoroutes, préférant sillonner l’ancien Chemin du Roy et la route des Navigateurs. Avec des collègues de différentes disciplines (biologie, géographie, cinéma), nous avons mis sur pied ce voyage dont les implications, croyons-nous, sont beaucoup plus vastes que celle d’un modeste trajet de six jours.
Le fleuve Saint-Laurent devient littéralement notre salle de classe. Depuis la première édition du Parcours, les étudiants sont au rendez-vous. Malgré la hausse du coût de la vie et l’attrait indéniable des voyages à l’étranger, malgré certains préjugés à l’endroit du Québec, ils « embarquent » et acceptent cette invitation à traverser un territoire immense, changeant et plus exotique que ce qui était imaginé au départ.
Pendant la session, les oeuvres, classiques ou contemporaines, deviennent nos portes d’entrée pour découvrir les écosystèmes du Saint-Laurent. L’acte d’ouvrir un livre, de découvrir un récit, un poème ou un essai, se double d’un contact direct avec une nature et une société qui se déploient bien au-delà du théorique et du numérique. À une période où citoyens et institutions cherchent à établir une défense de l’environnement digne de ce nom et à trouver des voies fécondes pour relever le défi de la transition écologique, il est essentiel que les jeunes Québécois se dotent de connaissances ancrées à cet immense territoire qu’ils ont en partage.
Parcourir le Saint-Laurent devient une leçon immersive et significative. Au-delà de l’attrait touristique des beaux couchers de soleil du Bas-Saint-Laurent, les étudiants se dotent de repères culturels, scientifiques, sociaux et économiques. Ils découvrent plusieurs régions, souvent méconnues, qui les allument d’un regard neuf sur le Québec.
Longer le fleuve, ses villes, ses villages et ses parcs leur dévoile les populations qui ont évolué sur ses rives. Le trafic fluvial leur ouvre les yeux sur le commerce international et sur un certain visage de la mondialisation. Le voyage leur permet aussi de découvrir nos patrimoines matériels, immatériels et naturels ; la biodiversité marine, florale, animalière, forestière. De s’initier aux enjeux — capitaux — sur l’eau. Riche de plus de 200 organisations des milieux de la recherche, le Réseau Québec maritime nous accompagne dans cette démarche initiatique en favorisant des rencontres sur le terrain avec des chercheurs et intervenants en océanographie, en biologie, préoccupés autant du sort du fleuve et des océans que d’autonomie alimentaire, d’innovations technologiques et de transition écologique. Chaque halte, de Lanaudière à Wendake, de l’île d’Orléans à Kamouraska, et jusqu’aux portes de la Gaspésie, devient prétexte à un enjeu particulier.
Je travaille depuis plusieurs années avec des étudiants provenant des quatre coins du monde et du Québec. Ils sont nombreux à avoir vu d’autres villes de la planète. Mais, avouent-ils, nombreux à méconnaître ce que porte le territoire québécois. Ils viennent d’ici et d’ailleurs : Venezuela, Irak, Égypte, Haïti, Maroc, Algérie, Mexique, France. À chaque édition se joignent aussi à l’aventure des étudiants du Nunavik. Six jours à longer le fleuve, six jours à s’en faire un objet d’étude à part entière.
Les étudiants comprennent déjà mieux qui ils sont et à quoi — comme projet social — ils peuvent contribuer. « Je pensais qu’il n’y avait rien à voir au Québec, j’étais dans l’erreur », me dit un étudiant, à Rivière-du-Loup. À Berthier-sur-Mer, ciel couvert, grands vents, voile de pluie. À la fin du voyage, cette étudiante d’origine antillaise confie au groupe : « C’est la première fois que je vis le vent de façon sécuritaire. » Se remémorant son enfance où passaient les ouragans, elle rejoint notre étude sur les métaphores du vent et de la marée dans les écrits de Félix Leclerc, d’Anne Hébert, de Mireille Gagné et de Monique Durand. Elle touche à une réalité qui sans doute ne la quittera plus du reste de sa vie.
Depuis ses cinq années d’existence, le Parcours laurentien réfléchit au dialogue des disciplines, à l’éducation à l’écocitoyenneté, aux cultures québécoise et autochtone, à l’hypothèse que la nature ait des droits, à la référence au Québec comme objet d’étude à part entière. Cette année, le Cégep de Victoriaville a amorcé sa propre version du projet. Bien sûr, le Parcours n’est pas un voyage international, au sens propre. Mais il n’est pas si local pour autant. Prenant son ancrage dans les écosystèmes d’ici, les ponts sont évidents avec les destins des autres fleuves, Nil, Rhin, Danube, Yangtsé, Mékong, Amazone, Mississippi, ces « laboratoires du monde du XXIe siècle », comme les décrit l’écrivain Erik Orsenna. Serait-il un voyage « intranational » aux enjeux internationaux, comme je me plais à le dire ?
La culture en elle-même est un défi constant à interpréter, surtout à une époque où les plateformes numériques la délocalisent. La formation générale au collégial, qui ambitionne de la porter, doit s’enquérir des questions environnementales. Une culture commune exige des raisons communes, dirait le sociologue Fernand Dumont. Et, avant d’être constitués de discours, ces repères sont d’abord et avant tout des lieux communs (à prendre au pied de la lettre), la crise climatique nous le rappelant parfois brutalement.
Pourquoi voyager au Québec lorsqu’on est étudiant ? Et d’ailleurs, comment apprend-on à le regarder, ce Québec d’aujourd’hui ? Au-delà du seul regard touristique, il faut apprendre à le voir, et le Saint-Laurent en son coeur, comme un territoire de cultures façonné par des milliers et des millions d’années. Il doit être pour nous un lieu de connaissances, d’études, de curiosité.
« Qu’est-ce donc qu’un fleuve ? » écrivait Pierre Perrault à la fin de sa vie. Question vaste comme l’estuaire à laquelle il avançait déjà, dès son recueil Toutes isles paru en 1963, un début de réponse : « C’est sur les bords du Saint-Laurent une grande réserve de paysages et de découvrances, où nous allons ancrer nos barques et notre connaissance. » À la quête documentaire légendaire de ce poète du fleuve, nous poursuivons la réflexion — et le monde qu’elle ouvre — par un projet pédagogique plaçant en son centre le Saint-Laurent.
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