«On n’avait jamais imaginé vivre ça un jour»

Wilfredo Chacón, un Vénézuélien rencontré à El Paraíso, dans le sud du Honduras, qui fait la route avec sa femme et ses deux enfants, âgés de 8 et 12 ans.
Danielle Alvarez UNHCR Wilfredo Chacón, un Vénézuélien rencontré à El Paraíso, dans le sud du Honduras, qui fait la route avec sa femme et ses deux enfants, âgés de 8 et 12 ans.

Pendant que le monde a les yeux tournés vers le Moyen-Orient et d’autres régions en conflit, le coeur des Amériques connaît une crise migratoire sans précédent. Car, malgré la fermeture du chemin Roxham et les politiques d’immigration sélectives des États-Unis, rien ne semble tarir l’espoir d’une vie meilleure de milliers de personnes provenant de l’Amérique latine et des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie, qui ont pris la route du nord. Le Devoir est allé les rencontrer à deux points névralgiques de cette grande traversée, où la vulnérabilité et la détermination se côtoient, où la vie et la mort s’entrecroisent. Premier d’une série de quatre textes.

« M. Biden, il serait temps d’en finir avec l’oubli, l’abandon, le dédain envers l’Amérique latine et les Caraïbes. » Cette critique franche adressée au président des États-Unis et dirigée contre ses politiques d’immigration jugées hostiles avait été décochée par son homologue mexicain, Andrés Manuel López Obrador, à la veille du Sommet des leaders nord-américainsJustin Trudeau complétant le trio —, au début de 2023. Alors que l’année s’achève, elle trouve encore écho dans ce que vivent les réfugiés et les migrants, qui, selon les observations des Nations unies, n’ont jamais été aussi nombreux à prendre la route vers le nord.

Depuis le début de l’année, les divers points de transit battent des records d’achalandage. Rien que dans les dix premiers mois de 2023, près d’un demi-million de personnes de plus de 100 pays différents ont entrepris de traverser l’Amérique centrale et le Mexique à partir de la jungle du Darién, à la frontière de la Colombie et du Panamá, soit l’une des trois routes principales. À ce nombre s’ajoutent des dizaines de milliers de migrants qui ne peuvent se permettre l’avion et qui leur emboîtent le pas, à pied, en bus ou en bateau.

« On n’avait jamais imaginé vivre ça un jour », a laissé tomber Wilfredo Chacón, un Vénézuélien rencontré à El Paraíso, dans le sud du Honduras, qui fait la route avec sa femme et ses deux enfants, âgés de 8 et 12 ans. Fonctionnaire au ministère du Travail, il dit avoir vu sa vie basculer à la suite d’une opération pour une hernie qui a mal tourné. Les prestations d’invalidité lui ont été refusées, et après s’être opposé à une invitation — plutôt une menace à peine voilée — à voter pour le gouvernement en place, il a tout perdu. Pratiquement à la rue, le couple a déménagé en Colombie. Mais après quelques mois difficiles, il a pris la décision de partir aux États-Unis. Une vie de nomade qui dure depuis deux mois déjà.

Photo: Danielle Alvarez UNHCR Des milliers de migrants arrivent chaque mois à «El Paraíso», au sud du Honduras.

Partir pour fuir la violence

Comme celui de cette famille vénézuélienne, les récits des migrants croisés sur la route se ressemblent tous à quelques détails près. Qu’ils soient campés dans une Colombie post-guerre civile, Haïti en faillite, un Guatemala frappé par des sécheresses ou encore un Afghanistan sous le joug des talibans, tous ont comme trame de fond une quête de vie meilleure au seul dénouement possible : atteindre le pays de l’Oncle Sam. 

Bilali M’Boni, un ingénieur togolais, a pris un vol jusqu’au Brésil puis amorcé son périple qui lui a fait traverser six pays jusqu’au Honduras, où nous l’avons rencontré pour la première fois avant de le recroiser, dans le sud du Mexique, quelques jours plus tard. « Le problème, au Togo, c’est que les jeunes n’arrivent pas à travailler », déplore-t-il, en faisant la file au gros soleil devant l’Institut national des migrations. « Tu vas à l’université, tu as ta licence ou le master, mais tu ne peux rien faire avec ça et tu n’as pas l’argent pour entreprendre toi-même quelque chose. »

Avec son compagnon de route, Lamine Bara, Bilali rêve de retourner sur les bancs d’école. « Et quand j’aurai fini mes études, je pourrais ramener chez nous les connaissances pour faire évoluer mon pays », dit-il. Ses tentatives d’obtenir un visa canadien s’étant soldées par un échec, il se rabattra sur le voisin américain, où il espère pouvoir trouver du travail. Les États-Unis sont le pays qui accueille le plus de migrants — pas seulement des réfugiés — étrangers dans le monde, selon les données populationnelles de 2020 des Nations unies.

Photo: Danielle Alvarez UNHCR José Léon Barrena, chef des opération du UNCHR-Honduras

Dans ses bureaux de Tegucigalpa, José Léon Barrena, chef des opérations au Honduras du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés, insiste pour déboulonner un mythe persistant : celui voulant que les migrants aillent aux États-Unis ou au Canada pour trouver un bon emploi. « Derrière les raisons économiques, il y a d’importants facteurs liés à la violence dont les victimes elles-mêmes ont peur de parler. Sans cette violence, les gens resteraient chez eux. »

Originaire du Honduras, Marvin David Matute avait tout pour être heureux : une maison, une auto, une moto et, surtout, une amoureuse et trois belles filles. Il a dû tout quitter après avoir été menacé d’extorsion par des groupes armés. « La Mara m’a demandé de l’argent pour me laisser continuer à exploiter mon commerce de recyclage. J’ai refusé de négocier », raconte-t-il, en marge d’une partie de cartes disputée dans un refuge de Tapachula, dans le sud du Mexique. Lui menacé, sa femme agressée, ils n’ont eu d’autre option que de fuir le pays.

Un « cauchemar » appelé Darién

Commencé une fois franchie la frontière guatémaltèque, le parcours de Marvin David Matute s’est arrêté en chemin, au Mexique, là où il a demandé l’asile. Mais pour plusieurs, le dangereux périple s’amorce beaucoup plus au sud, au Brésil, où les politiques d’immigration et d’accueil ont été plus ouvertes dans les dernières années. Rapidement se dresse la première grande étape, la plus difficile que les migrants auront à franchir : « El Tapon del Darién ». 

Sa réputation d’enfer n’est plus à faire. Les témoignages recueillis murmurent à l’unisson les atrocités vécues sur ce chemin à travers la jungle humide et boueuse, où vivent des animaux sauvages. « Le Darién ? Une catastrophe », lance Lamine Bara, qui en revient tout juste. « Dans notre groupe, on a perdu quatre personnes qui se sont blessées. Elles ont glissé et des cailloux se sont écrasés sur leur tête », poursuit-il, avant de s’arrêter subitement de parler. « On a dû les laisser. Il fallait continuer », est intervenu son ami Bilali.

Les cadavres, les ossements. Y compris ceux d’enfants. Wilfredo Chacón les a bien vus sur le chemin. « C’est un cauchemar », lance-t-il, le regard dans le vide. « [Le Darién], on en entendait parler, mais jamais on ne serait attendu à ça. » Son plus jeune a failli mourir noyé dans la rivière alors que sa femme le portait sur son dos. Et si c’était à refaire ? Les réponses à la question ont été unanimes. « Le Darién, plus jamais. »

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Assise sur une banquette de trottoir dans un parc de Danlí, petite ville frontalière du Honduras, Yamile, dont l’identité doit être protégée, parle sans retenue de la violence de cette traversée. « Le troisième jour, un groupe d’[autochtones] est arrivé de nulle part. Ils étaient armés de fusils et de machettes. Il y en avait aussi dans les arbres qui portaient des cagoules. On n’a pas eu le choix de tout leur donner », raconte cette Colombienne d’origine, qui a entrepris le périple seule avec ses deux filles, de 2 et 4 ans. Elle raconte les fouilles et les mains baladeuses partout, y compris les parties intimes, à la recherche d’argent. « Et s’ils veulent se servir d’une fille ou quelque chose comme ça, ils l’entraînent à part, dit-elle en baissant les yeux. Dans la jungle, une vie humaine ne vaut rien. »

Dans cette traversée des Amériques, le quart des migrants sont mineurs, du jamais vu, selon un tout récent rapport de l’UNICEF. Ils sont aussi de plus en plus jeunes : plus de 90 % d’entre eux ont moins de 11 ans.

Des moyens d’éviter la traversée

Début novembre, au moment du séjour du Devoir en Amérique centrale, les flux migratoires avaient quelque peu diminué en raison de manifestations tenues au Panamá pour protester contre la First Quantum Minerals Ltd., une compagnie canadienne qui exploite une énorme mine de cuivre.

Mais pour plusieurs, ce n’est là qu’un hiatus avant que la vague ne déferle à nouveau. Préoccupés par le flot incessant de migrants — qui pourraient ensuite être refoulés à la frontière américaine —, les leaders d’une dizaine de pays des l’Amérique latine se sont réunis en octobre, notamment pour demander que cessent les politiques sélectives des pays récepteurs, qui, selon eux, privilégient certaines nationalités au détriment des autres.

C’est le cas du Canada, qui, pour compenser la fermeture du chemin Roxhama promis d’offrir la résidence permanente à 15 000 immigrants provenant de la Colombie, du Venezuela et d’Haïti. Les détails de ce programme, dont le Québec ne fait pas partie, sont encore à venir. 

Photo: Danielle Alvarez UNHCR À droite, Bilali M'Boni, à gauche son compagnon de route, Lamine Bara

Les États-Unis ont quant à eux mis sur pied en janvier 2023 « parole », un nouveau programme réservé aux ressortissants cubains, nicaraguayens, vénézuéliens et haïtiens. Il octroie des permis de travail de deux ans à 30 000 personnes par mois, à condition, notamment, qu’elles soient parrainées par un membre de la famille déjà sur place. L’initiative « mobilité sûre » permet à des personnes d’éviter la dangereuse traversée en leur donnant l’occasion de déposer une demande de statut légal aux États-Unis à même l’un des bureaux locaux de quatre pays latino-américains.

Trop peu trop tard, disent plusieurs migrants rencontrés qui n’en avaient pas entendu parler. Pour Bilali M’Boni, qui n’est pas admissible à ces mesures, la dangereuse route était un mal nécessaire. Et s’il se voyait refuser l’accès à quelques pays avant d’entrer aux États-Unis ? « On se dirait que c’est la vie, mais on recommencerait. »

Ce reportage a été rendu possible grâce au soutien du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

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