Le Mexique, nouvelle terre d’asile
Malgré la fermeture du chemin Roxham et les politiques d’immigration sélectives des États-Unis, rien ne semble tarir l’espoir d’une vie meilleure pour des milliers de personnes provenant de l’Amérique latine et des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie, qui ont pris la route du nord. Le Devoir est allé les rencontrer à deux points névralgiques de cette grande traversée, où la vulnérabilité et la détermination se côtoient, où la vie et la mort s’entrecroisent. Dernier texte d’une série de quatre.
En entrant dans le refuge Hospitalidad y solidaridad, il est impossible de ne pas être happé par la musique salsa, beaucoup trop forte, qui fait pratiquement trembler les murs de béton de ce nouvel hébergement pour migrants construit à Tapachula, ville frontalière du sud du Mexique. Mais ce n’est rien pour réveiller la petite Nikita, âgée d’à peine deux mois, qui dort paisiblement dans la chaleur des bras de sa maman, assise non loin de là. « Elle est grippée un peu, mais elle va bien », dit Lanèse Pharisien, l’air serein malgré la fatigue d’un accouchement tout récent.
Début septembre, cette Haïtienne de 24 ans a pris la décision difficile de quitter son pays, de laisser derrière son conjoint et son fils de deux ans pour faire la route vers le nord. « Chez moi, il y a des bandits qui tirent sur les gens, dit-elle d’emblée. Il n’y a pas de travail, pas d’hôpital. Et j’ai perdu ma mère, il y a trois ans. Je ne pouvais plus rester là. »
C’est enceinte de plus de huit mois — et « à la grâce de Dieu » — qu’elle est arrivée au Nicaragua avec une amie par l’un des nombreux vols qui partaient chaque jour de Port-au-Prince à cette époque. Quelque 30 000 Haïtiens ont profité de ce sauf-conduit migratoire offert en particulier aux habitants de Cuba et d’Haïti — gracieuseté du régime controversé de Daniel Ortega — avant que les États-Unis n’exigent, à la fin octobre, que ces vols soient suspendus.
Mais dernièrement, les plans de Lanèse Pharisien ont changé. « J’aimerais rester ici », dit-elle, en admettant se sentir bien dans le pays qui a vu naître sa fille.
Le Mexique, nouveau pays d’asile
Malgré ses nombreux défis, le Mexique n’est plus seulement un pays de transit, mais est nouvellement une destination pour nombre de migrants qui décident de ne pas continuer jusqu’aux États-Unis ou au Canada. Avec plus de 100 000 dossiers par année, ce pays de 125 millions d’habitants est même le troisième au monde pour son nombre de demandeurs d’asile. « Le Mexique est manifestement devenu une terre d’asile », a affirmé au Devoir Giovanni Lepri, le représentant du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés au Mexique.
Avec 137 000 dossiers reçus au 30 novembre, le pays vient d’ailleurs tout juste de fracasser le record de 2021, où 128 000 personnes avaient demandé le refuge, selon la Commission mexicaine d’aide aux réfugiés (COMAR). À titre comparatif, en date du 31 octobre, le Canada avait reçu près de 113 000 demandes d’asile.
« Pour le Mexique, c’est un changement très rapide, indique M. Lepri. Avant, on parlait de 3000, 4000, peut-être 5000 demandes par année. » En tête de liste, les Haïtiens sont ceux qui demandent le plus l’asile, suivis des Honduriens et des Cubains.
« Devant des besoins de protection qui augmentent et une plus grande capacité de traitement, d’inclusion et d’intégration, le Mexique se positionne comme un pays pouvant être une solution de rechange intéressante [aux migrants] », souligne-t-il.
Il reconnaît tout de même le caractère paradoxal de la situation. Car bien que le Mexique, 15e économie mondiale, soit devenu une terre d’accueil, c’est aussi un pays qui voit fuir un grand nombre de ses habitants, notamment en raison de la violence des groupes criminalisés. Par exemple, à l’heure actuelle, les Mexicains forment le groupe le plus important de demandeurs d’asile au Canada.
Dans cette série:
Une longue et difficile attente
À 40 km de la frontière avec le Guatemala, là où la rivière Suchiate se traverse en quelques minutes sur des radeaux de fortune, la ville de Tapachula est le point d’entrée au Mexique le plus achalandé. Plus de la moitié des personnes qui ont demandé l’asile jusqu’ici en 2023 l’ont fait à partir de l’un des bureaux de cette ville frontalière de 350 000 habitants.
Tous les jours de la semaine, les bureaux de la COMAR à Tapachula sont pris d’assaut par les migrants. « De la frontière, les gens vont directement faire la file devant la COMAR, explique Karen Pérez Martinez, qui dirige le bureau local du Service jésuite des réfugiés. Il y en a qui ont fait la file pendant deux semaines ! »
Le 18 septembre dernier, 7000 personnes se sont retrouvées devant les bureaux de la COMAR. Un nombre record qui, devant la grogne populaire, a forcé leur transfert dans le Parc écologique.
En attente dans la chaleur humide et parfois sous une pluie torrentielle, les migrants n’ont d’autre option que de s’abriter sous des morceaux de carton pour ne pas perdre leur place. « Les enfants ont chaud, on a vu beaucoup de déshydratation… Imaginez, il y en a qui ne veulent même pas quitter la file pour aller aux toilettes, a raconté Mme Pérez Martinez. On n’est plus seulement face à de longues procédures [administratives], mais face à un problème de santé publique. »
Cette attente, combinée à la difficulté d’avoir de l’information juste, fait que bon nombre se découragent. Et plusieurs abandonnent l’idée de demander l’asile.
Mieux soutenir le Mexique
D’autres, qui l’ont déjà demandé, se découragent devant la lenteur du processus. Dans la cour du refuge Hospitalidad y solidaridad, Marvin David Matute dit attendre depuis près de quatre mois des nouvelles de la demande faite pour sa femme et leurs trois filles. « C’est exagérément long, a déploré ce Hondurien en abandonnant la partie de cartes qu’il venait de commencer. En ce moment, je n’ai aucun document qui me permettrait de m’installer quelque part au Mexique avec ma famille. »
Une vie en suspens compliquée par une recherche d’emploi difficile. « Même si on va au centre-ville à genoux pour demander du travail, on va se faire dire qu’ils préfèrent embaucher des Mexicains », soupire-t-il.
Le Haut-Commissariat pour les réfugiés plaide depuis longtemps pour que le gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador offre d’autres possibilités aux migrants qui ne souhaitent pas nécessairement demander l’asile. « Ça peut être des visas de travail ou d’études. Il y a des visas de travail qui se donnent, mais ça prend un contrat avec un employeur, c’est assez compliqué », soutient Pierre-Marc René, agent de communication au bureau sous-régional du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés au Chiapas. Avec près de deux millions de postes vacants, les besoins de main-d’oeuvre sont pourtant importants.
Malgré tous les efforts faits par le Mexique, Giovanni Lepri croit que le pays a encore besoin de soutien. Le Haut-Commissariat, rappelle-t-il, finance les deux tiers de la COMAR. « Si des pays comme le Canada ou les États-Unis, qui nous permettent ce financement, cessaient de nous envoyer des fonds, la COMAR s’effondrerait. » L’autre problème, note-t-il, est la faible capacité d’absorption d’une région comme le Chiapas, dont Tapachula est le chef-lieu, qui reçoit pourtant les plus importants flux de migrants. « Ça fait en sorte que beaucoup de migrants se découragent, admet-il. Sinon, ceux qui passent à travers le processus sont canalisés dans un système d’intégration qui fonctionne. »
Voilà un peu d’espoir pour Lanèse Pharisien, qui n’a, pour l’instant, que de bons mots pour son pays d’accueil. « J’aime le Mexique », dit-elle simplement, avant de tenter une meilleure explication : « Je suis bien ici, je ne sais pas… On dirait qu’il n’y aura pas de bandits. »
Ce reportage a été rendu possible grâce au soutien du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
Une version précédente de ce texte, qui affirmait que le Canada a reçu 60 000 demandes d'asile en date du 31 octobre, a été corrigée.