Dans l’antichambre de l’immigration aux États-Unis, la difficile route vers Mexico

Stringer Agence France-Presse La rivière Suchiate, traversée chaque jour en radeau de fortune par les migrants, ici en 2022. Après la frontière entre la Colombie et le Panama, celle entre le Guatemala et le Mexique, où se trouve cette rivière, est l’une des plus redoutées sur la route des migrants.

Malgré la fermeture du chemin Roxham et les politiques d’immigration sélectives des États-Unis, rien ne semble tarir l’espoir d’une vie meilleure pour des milliers de personnes provenant de l’Amérique latine et des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie, qui ont pris la route du Nord. Le Devoir est allé les rencontrer à deux points névralgiques de cette grande traversée, où la vulnérabilité et la détermination se côtoient, où la vie et la mort s’entrecroisent. Troisième texte d’une série de quatre.

À Ciudad Hidalgo, du côté mexicain de la frontière, le Paso el Limón est une petite butte d’où il est possible d’observer un étrange spectacle. En contrebas, la rivière Suchiate, un cours d’eau étroit et brunâtre marquant la frontière avec le Guatemala, est prise d’assaut par des radeaux de fortune — des planches fixées sur des chambres à air — transportant jour et nuit des marchandises en tout genre et des centaines de migrants sans statut. Comme si de rien n’était.

« On ne sait jamais trop à quoi s’attendre. [Le nombre de personnes qui traverse] change d’une journée à l’autre. Mais cette année, globalement, on peut dire qu’on a connu une augmentation sans précédent », a expliqué Pierre-Marc René, agent de communication au bureau sous-régional du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés au Chiapas. 

Karen Pérez Martinez, qui dirige le Service jésuite des réfugiés à Tapachula, la grande ville la plus près de la frontière, rapporte qu’en mars dernier, 1500 à 2000 personnes par jour franchissaient la frontière. « Ça a créé des camps, partout dans la ville. C’était à ce point-là », soutient-elle. « En septembre, on était rendu à 3000 à 5000 par jour ! » Au début novembre, au moment du séjour du Devoir, les flux migratoires avaient quelque peu ralenti, en raison d’une grève générale au Panama, affectant les transports. 

À quelques pas du Paso el Limón, c’est pourtant la cohue sous le soleil de midi. À l’ombre d’un chapiteau, un agent d’immigration en polo blanc tient en main des listes de personnes qui attendent d’être appelées pour prendre un autobus gratuit jusqu’à Tapachula ou à Tuxtla Gutiérrez, chef-lieu du Chiapas. « A qué hora ? » « Cuando » ? crie la foule de migrants, enterrés par le tintement assourdissement de la cloche d’un marchand de crème glacée qui a flairé la bonne affaire.

« On attend depuis deux jours que notre numéro soit tiré », souffle, exténuée, une jeune Haïtienne enceinte.

Las d’attendre, certains parcourent en taxi, en autobus et même à pied les 40 km jusqu’à Tapachula. « C’est à leurs risques et périls », convient Pierre-Marc René. « Il y a beaucoup de points de contrôle sur la route. »

Photo: Lisa-Marie Gervais Le Devoir John Solomon (de dos) est un jeune père de famille haïtien qui a d’abord migré au Chili avant de se mettre en route vers les États-Unis, il y a trois semaines. En colère, il a décrit comment des policiers se faisant passer pour des agents d’immigration lui auraient pris tout son argent.

Des « policiers voleurs »

Assis près d’un arbre, John Solomon est en colère. « Vous êtes journaliste ? », demande ce jeune père de famille haïtien, en se levant d’un bond. « Vous devez parler des Guatémaltèques qui nous traitent mal. »

En pointant l’autre côté de la rive, il décrit comment des policiers se faisant passer pour des agents d’immigration lui ont pris tout son argent. « Si on ne paie pas, ils menacent de nous retourner. Ce sont des policiers voleurs. »

Sur le chemin, il dit avoir été battu. « Ils nous maltraitent. Ils mettent la main dans le soutien-gorge des femmes et dans leurs culottes pour voir s’il y a de l’argent », dit-il, encore sous le choc. 

Cet Haïtien, qui a d’abord immigré au Chili avant de se mettre en route pour les États-Unis il y a trois semaines, décrit tout un stratagème qui, selon lui, sert à profiter des migrants. « La nuit, le chauffeur d’autobus s’arrête à plusieurs endroits pour laisser monter les policiers. Ils font ce qu’ils veulent avec nous. » 

Après le Darién, un territoire très hostile à traverser entre la Colombie et le Panama, la frontière entre le Guatemala et le Mexique ressortait comme étant l’autre passage le plus redouté, selon plusieurs migrants à qui Le Devoir avait parlé en amont de la route.

Photo: Lisa-Marie Gervais Le Devoir Le côté mexicain de la frontière. À l’ombre d’un chapiteau, un agent d’immigration en polo blanc tient en main des listes de personnes qui attendent d’être appelées pour prendre un autobus gratuit jusqu’à Tapachula ou à Tuxtla Gutiérrez, chef-lieu du Chiapas.

Beaucoup de craintes… et de besoins

« Paul ? Tu es arrivé ? » Rencontré trois jours plus tôt à El Paraíso, au Honduras, Paul Ernsolorens a réussi à parcourir plus de 800 kilomètres jusqu’à la frontière mexicaine. « Une fois arrivé au Mexique, on a marché dix heures pour venir ici, à Tapachula », raconte-t-il dans un stationnement, en face d’une station-service, où nous lui avons donné rendez-vous. 

En attendant de se renflouer pour mettre le cap sur México, la capitale, les dix membres de son groupe dorment par terre sur du carton dans un studio qu’ils ont loué.

Car la traversée du Guatemala lui a coûté cher. « Pour aller vite, nous avons été obligés de payer un guide à 250 dollars américains par personne », explique-t-il. À cela se sont ajoutés 50 $US par personne pour traverser la rivière Suchiate jusqu’au Mexique.

Le jeune homme de 22 ans aimerait trouver du travail, mais dit craindre un certain racisme. « J’ai peur parce qu’en plus, je suis Haïtien. C’est comme une malédiction. Nous ne sommes pas très bien acceptés. »

Habituée à voir arriver des migrants de l’Amérique centrale ou du sud, Karen Perez Martinez constate qu’en dix ans, le visage de l’immigration a changé. « Aujourd’hui, il y a des gens de l’Afghanistan et de l’Ukraine qui arrivent. Demain, ils viendront d’autres endroits du monde. »

Son organisme s’emploie à faire la tournée des quartiers pour aller à la rencontre des migrants et des réfugiés et les orienter vers les bons services. Les besoins sont tels que son centre ne sait plus où donner de la tête, admet-elle. « On se concentre sur les questions légales et l’accompagnement. Il y a beaucoup de désinformation, alors on est là pour les aider et parfois leur expliquer comment régulariser leur statut, ici au Mexique. »

Mais, selon elle, la majorité des migrants ne sont pas au Mexique pour s’y installer. « Au moins 7 personnes sur 10 vont nous demander comment fonctionne le CBP One et comment faire pour avoir un rendez-vous. »

Photo: Lisa-Marie Gervais Le Devoir Bilali M’Boni est Togolais. «Le Devoir» l’a rencontré au Honduras, puis l’a retrouvé à Tapachula, au Mexique. Il aimerait pouvoir obtenir une carte lui permettant de circuler à travers le pays, pour ensuite rejoindre les États-Unis.

CBP One, le Saint-Graal

Le « CBP One », c’est l’application sur laquelle les migrants doivent obligatoirement faire une demande s’ils veulent pouvoir traverser la frontière et demander l’asile aux États-Unis. Elle a été lancée par les autorités frontalières américaines (Customs and Border Protection) en mai dernier, au moment où prenait fin le Titre 42, une disposition implantée par le gouvernement Trump pour contrer les risques de propagation de la COVID-19 et qui a servi à refouler sur-le-champ 2,8 millions de personnes en trois ans.

C’est aussi le Saint-Graal pour nombre de migrants qui n’ont qu’une idée en tête : fouler le sol américain. « On est venus pour passer », insiste Bilali M’Boni, un Togolais rencontré au Honduras que nous revoyons à Tapachula, au Mexique. 

L’application CBP One ne peut désormais fonctionner qu’à partir de México, ce qui complique la vie des migrants qui doivent faire la route jusqu’à cette capitale. C’est plus de 1000 km pendant lesquels les migrants seront à risque de tomber aux mains de la mafia locale, de policiers corrompus ou des autorités migratoires qui pourront les expulser. « J’ai entendu dire qu’on peut obtenir une carte pour pouvoir circuler, mais ça prend un avocat », a ajouté Bilali M’Boni.

L’application, cotée 2 étoiles sur la boutique Apple, donne du fil à retordre à ceux qui ne parlent pas la langue, n’ont pas d’appareils récents ou n’ont pas de téléphone du tout, puisqu’il a été perdu ou volé en chemin. Mais ceux qui tenteront de traverser aux États-Unis sans avoir obtenu un rendez-vous par le CBP One risquent l’expulsion et même une interdiction de territoire pendant cinq ans.

Pour Paul Ernsolorens, échouer n’est pas une option. « Il faut aller là-bas », dit-il, déterminé. Il veut étudier à l’université, pour que sa grand-mère, qui l’a élevé lorsque ses parents ont fui le coup d’État en Haïti, soit fière. Lui donne-t-il des nouvelles ? « Non, je ne lui dis rien parce qu’elle m’aime très très fort et elle s’inquiéterait trop pour moi », murmure-t-il, avec un sourire attendri. « Je lui dis : ça va aller, ça va aller. Il faut rester debout. » Et continuer d’avancer.

Ce reportage a été rendu possible grâce au soutien du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

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