Le Honduras face aux migrants, pour le meilleur et pour le pire

Las Manos, à El Paraíso, à la frontière avec le Nicaragua
Danielle Alvarez UNHCR Las Manos, à El Paraíso, à la frontière avec le Nicaragua

Pendant que le monde a les yeux tournés vers le Moyen-Orient et d’autres régions en conflit, le coeur des Amériques connaît une crise migratoire sans précédent. Car, malgré la fermeture du chemin Roxham et les politiques d’immigration sélectives des États-Unis, rien ne semble tarir l’espoir d’une vie meilleure de milliers de personnes provenant de l’Amérique latine et des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie, qui ont pris la route du nord. Le Devoir est allé les rencontrer à deux points névralgiques de cette grande traversée, où la vulnérabilité et la détermination se côtoient, où la vie et la mort s’entrecroisent. Deuxième d’une série de quatre textes.

« Bienvenidos a Honduras. » Partant du Nicaragua, le petit chemin boueux débouche à côté d’une cabane de tôle sur une route d’asphalte défoncée, à quelques pas de la barrière qui marque la frontière officielle entre les deux pays. C’est par ce semblant de « chemin Roxham », dans le vrombissement infernal des moteurs des nombreux dix-roues et autobus jaunes s’alignant sur le bord du chemin, qu’arrivent chaque mois des milliers de migrants à « El Paraíso », au sud du Honduras.

« Ça, c’est le paradis ? » me lance Andrés Agudelo, moqueur. Avec son grand ami Douglas, ce père de famille a quitté il y a un mois sa Colombie natale pour faire la route vers le nord. Ayant laissé femmes et enfants derrière, les deux hommes, dans la trentaine, ont jusqu’ici franchi les frontières de quatre pays, avec l’espoir d’atteindre celles des États-Unis, pour se procurer un  avenir meilleur. « J’aimerais juste ça, pouvoir avoir une petite maison [en Colombie] et être tranquille avec ma famille », explique Andrés, l’air de dire qu’il ne demande pas la lune.

Comme Andrés et Douglas, plus de 442 000 personnes sont entrées au Honduras de manière irrégulière entre le 1er janvier et le 31 octobre 2023, un nombre sans précédent, selon l’Institut national des migrations (INM). C’est au moins deux fois plus que durant toute l’année 2022. « L’an dernier, on parlait de 5000 personnes qui arrivaient par mois. Là, c’est 5000 personnes par jour ! » a affirmé la responsable des communications au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) au Honduras, Danielle Alvarez. 

L’UNHCR, qui surveille la frontière avec le Nicaragua, au sud, parle même de 750 000 entrées irrégulières depuis le début de l’année en comptant les centaines de milliers de personnes qui ne s’enregistrent pas auprès de l’INM. C’est plus que le nombre de migrants qui ont traversé la jungle du « Darién », un passage obligé mais dangereux à la frontière de la Colombie et du Panamá. Pourquoi autant de gens désespérés se retrouvent-ils à transiter par le Honduras ?

La réponse se trouve en partie dans une nouvelle route migratoire — une voie aérienne cette fois — qu’ont empruntée depuis le mois d’août quelque 30 000 Haïtiens jusqu’au Nicaragua, pays au sud du Honduras qui n’exige pas de visa pour les Haïtiens et les Cubains, notamment. Sous la menace du gouvernement Biden, ces vols nolisés en partance de Port-au-Prince ont toutefois été suspendus à la fin octobre, mais c’est trop peu trop tard : cette route, combinée à celle qui passe par la jungle du Darién plus au sud, a fait exploser le nombre de migrants au Honduras.

 

« Le pays n’a pas la capacité d’accueillir autant de personnes », affirme José Léon Barrena, chef des opérations du bureau du HCR au Honduras. Parmi les plus pauvres et les plus violents en Amérique centrale, ce pays 15 fois plus petit que le Québec possède le même nombre d’habitants. M. Barrena craint que ne se produise un « effet sandwich » et que le Honduras se retrouve à devoir composer avec les migrants qui sont en transit vers le nord et ceux qui sont recalés dans leur ascension depuis des pays plus au nord, comme le Mexique et les États-Unis. « Avec la capacité d’hébergement qu’on a ici, on se retrouverait face à une énorme crise humanitaire. »

Honduras, terre d’empathie

C’est un « petit » jeudi dans la ville d’El Paraíso, où la file de migrants s’étend pourtant à perte de vue devant les bureaux de l’Institut national des migrations. Dans le brouhaha des bureaux de change ambulants et des cris des commerçants qui vendent leur riz « chinois » aux frijóles, des gens originaires du Venezuela, du Nigeria, de la Somalie et même d’aussi loin que l’Afghanistan attendent calmement de pouvoir s’enregistrer auprès des autorités migratoires.

Paul Ernsolorens, un jeune Haïtien de 22 ans, raconte avoir quitté le Brésil où il vivait depuis 2019 parce qu’il n’y gagnait pas assez bien  sa vie comme employé de la boucherie nationale. « Il faut payer le loyer, manger et envoyer un peu d’argent à la famille. Il ne reste plus rien après », laisse-t-il tomber.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Ses parents ayant quitté Haïti pour la France après le coup d’État contre Aristide en 2004, le bambin d’alors trois ans avait été confié à sa grand-mère, qui l’a élevé seule. « Je risque ma vie pour elle aussi, parce que je veux lui offrir, même si ce n’est pas une vie meilleure, au moins un petit cadeau… je ne sais pas… quelque chose qui la rendrait heureuse », dit le jeune homme, qui fait la route en groupe jusqu’en Floride.

Jusqu’ici, le trajet a été difficile. Après le Darién, où il a failli se noyer, Paul Ernsolorens a franchi le Panamá, le Costa Rica et le Nicaragua à pied et en bus, a dormi où il le pouvait et mangé quand c’était possible.

Photo: Danielle Alvarez UNHCR Lisbeth Valladares, agente des droits de la personne à l’Institut national des migrations (INM) au Honduras

Pour l’instant, il est au Honduras, à patienter sous un soleil de plomb afin d’échanger ses données biométriques contre un visa de transit de cinq jours, désormais gratuit. « C’est comme un appui donné par notre pays », souligne Lisbeth Valladares, agente des droits de la personne à l’INM. « Partout ici, vous allez trouver des familles dont l’un des membres a immigré ailleurs.  Il y a une empathie naturelle parce qu’on sait ce que c’est. »

Mais les tentes temporaires que les autorités honduriennes avaient d’abord érigées pour accueillir 200 personnes n’ont pas suffi. « Les besoins sont trop grands », a-t-elle poursuivi, en pointant le chantier jouxtant les bureaux de l’INM, où s’affairent de nombreux migrants. De nouveaux bâtiments en construction permettront d’en accueillir deux fois plus d’ici la fin de l’année. « Il faut aussi les nourrir et leur donner des services de base en santé. »

Entre xénophobie…

Au coeur de Danlí, chef-lieu du département d’El Paraíso, Hermès Pavón, fier propriétaire d’El Rancho viejo, sale généreusement une pièce de viande qui grésille sur une plaque chauffante. De l’autre côté de la rue, le parc Monumento a la madre n’est plus ce qu’il était. Dans cet endroit sans toilettes ni eau potable, des tentes et des bâches de plastique sont tendues entre les arbres, des vêtements sèchent aux branches et quelques déchets de plastique jonchent le sol sablonneux. « Il y a un flux constant de personnes qui arrivent et qui partent. Je n’ai pas l’impression que ça va cesser », croit-il.

Photo: Danielle Alvarez UNHCR Le parc Monumento a la madre, à Danlí, au Honduras

Faute de ressources, de plus en plus de migrants n’ont d’autre choix que de squatter les endroits publics. « On n’a plus d’argent », confie Daniela Rada, une Vénézuélienne d’origine qui a élu domicile dans le parc il y a un mois avec sa famille. Ses précieux dollars, elle les a tous dépensés en transport et en médicaments pour ses enfants, qui ont souffert d’asthme, de fièvre et de diarrhée sévère. « Je peux aussi vous dire qu’il y en a qui s’en mette plein les poches grâce à nous ! On nous fait payer trois fois le prix pour un billet d’autobus », dénonce cette mère de quatre enfants.

Elle salue tout de même la bienveillance d’organisations religieuses locales, qui viennent tous les jours dans le parc pour offrir des repas. Mais la nuit, l’insécurité règne, confirme Daniela, qui n’arrive pas à fermer l’oeil. « Il y en a qui entrent pour fouiller nos tentes. On dort avec des armes », raconte son aîné en pointant une machette.

Le nombre sans précédent de migrants et de réfugiés qui ont traversé le pays a pu susciter de fortes réactions dans la population, faisant ressortir le meilleur comme le pire, regrette Daamory Ríos, qui travaille aussi pour le HCR au Honduras. « Quand on a vu que les gens avaient construit des murs dans certains quartiers [collés à la frontière], on a compris qu’il y avait quelque chose là. » Pour juguler la xénophobie, les équipes du HCR ont multiplié les discussions sur les places publiques pour écouter les gens et sont même allées à la rencontre des dirigeants locaux pour tenter de les sensibiliser à la situation. « On n’a pas toujours eu du succès, mais on espère, grâce aussi au leadership communautaire local, que ça n’ira pas plus loin », dit-il.

… et solidarité

Parfois, c’est la solidarité qui prend le dessus. Comme dans cette vague de sympathie qui a déferlé envers une  famille haïtienne décimée qui a vu son embarcation de fortune chavirer l’an dernier dans une rivière près de Trojes, une ville frontalière du sud. Le père et le bébé sont morts noyés. Seule la femme a survécu. « Les gens ont organisé l’enterrement et ont peint une murale pour l’enfant, raconte Danielle Alvarez. Je dis toujours que, si le Honduras est un pays au coeur de l’Amérique centrale, c’est aussi parce que les gens y ont du coeur. »

Photo: Danielle Alvarez UNHCR Hermès Pavón dans son petit restaurant El Rancho viejo

Dans son petit restaurant El Rancho viejo, Hermès Pavón n’hésite pas à dire haut et fort que les migrants ont été pour lui une réelle « bénédiction ». « J’ai dû déménager mon commerce qui était à quelques pas d’ici. Tout était à refaire. Je leur ai demandé : qui connaît la menuiserie ? Qui sait peindre ? » Sans eux, assure-t-il, il aurait mis trois fois le temps à s’installer. 

Et à un certain moment, le vent a tourné, et c’est lui qui a pu aider les réfugiés du parc. « Une fois, il pleuvait fort. Les enfants étaient dans la boue, dehors. Ça n’avait pas de sens. Je leur ai dit de venir s’abriter dans mon commerce », raconte le restaurateur, en montrant une vidéo du déluge sur son téléphone. « Ce n’est pas tout le monde qui comprend ça, mais migrer est un droit », poursuit-il, avant d’ajouter : « Qui ne veut pas d’un meilleur avenir pour ses enfants ? »

Ce reportage a été rendu possible grâce au soutien du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

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