Hobbes, l’Amérique et le besoin d’État

Sur un plan philosophique, c’est Thomas Hobbes qui, dès le XVIIe siècle, avait théorisé la nécessité de l’État et le risque qui pesait sur toute collectivité humaine lorsque cette institution était absente ou concurrencée.
Illustration: Tiffet Sur un plan philosophique, c’est Thomas Hobbes qui, dès le XVIIe siècle, avait théorisé la nécessité de l’État et le risque qui pesait sur toute collectivité humaine lorsque cette institution était absente ou concurrencée.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

La situation de certains pays qui sont près de nous géographiquement devrait nous inquiéter. Notamment parce que beaucoup de nos concitoyens sont originaires de ces pays et que nous partageons par sympathie une part de leurs souffrances, mais également parce que la déstabilisation sociale et politique de certains États latino-américains et caribéens n’est pas étrangère aux vagues migratoires qui déferlent sur les États-Unis et sur le Canada.

Derrière ces vagues migratoires se cache la misère, mais également un besoin d’État. De fait, les personnes qui quittent aujourd’hui certains pays sud-américains ne le font plus simplement pour s’assurer un meilleur avenir, elles le font pour survivre, simplement, parce que la vie à plus ou moins court terme n’y est plus garantie par des gouvernements désormais impuissants devant le pouvoir de groupes criminels.

À ce titre, le danger qui menace toute société où le pouvoir politique fait preuve d’impuissance est maintenant évident. Nous n’avons qu’à penser à ce qui se passe depuis quelques mois en Haïti ou à ce qui se produit depuis quelques décennies au Mexique. Sur un plan philosophique, c’est Thomas Hobbes qui, dès le XVIIe siècle, avait théorisé la nécessité de l’État et le risque qui pesait sur toute collectivité humaine lorsque cette institution était absente ou concurrencée.

Ce philosophe avait d’ailleurs réfléchi à son époque, dans un contexte de guerre civile, sur les moyens ou les pratiques réflexives permettant de sortir du chaos. À un point tel que, dans la philosophie hobbesienne, à l’instar d’une figure de géométrie, l’État apparaît à bien des égards comme une construction rationnelle.

Toutefois, comment le philosophe de Malmesbury parvient-il à imposer, en raison, le besoin d’un État dans son maître ouvrage, le Léviathan ? Répondre à cette question pourra peut-être nous offrir une piste de réflexion pour aider certains de nos voisins à redorer la puissance de leur État.

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L’état de nature

Pour répondre à cette interrogation, il faut d’abord noter que les premiers chapitres du Léviathan dévoilent une réflexion sur la nature humaine extrêmement riche et moins simpliste que ce qu’on en dit bien souvent.

L’être humain, pour Hobbes, n’est pas simplement méchant. Il est avant tout un être composé de matière et dont la mécanique carbure aux désirs et aux passions. Selon lui, un désir est d’ailleurs plus fort que les autres et s’impose universellement à tous les êtres humains : le « désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort ».

En effet, comme tous les animaux, l’humain est animé par un élan vital, ce qui signifie qu’il veut persévérer dans son être. Plus exactement, pour Hobbes, un mouvement vital anime le corps de manière automatique et ce mécanisme organique, en règle générale, amène tout être humain à vouloir repousser sa propre finitude et ainsi à craindre la mort.

Selon le philosophe, avec cette volonté vient alors une quête de puissance « en direction de l’avenir ». Chacun voudrait assurer son existence en se procurant ce qui lui est agréable et en accumulant une « puissance instrumentale », c’est-à-dire des biens, de la richesse, des relations, de manière à assouvir momentanément ce sentiment primaire qui nous anime tous : l’inquiétude face au lendemain. De fait, que l’on soit migrant ou citoyen de longue date, l’avenir reste incertain, et plus l’existence est facile et confortable, moins l’être humain est inquiet face à sa propre conservation.

Cependant, que se passe-t-il avec cette quête naturelle de puissance pour la vie lorsque la société n’est pas suffisamment structurée ? C’est ce que Hobbes expose dans le célèbre chapitre XIII du Léviathan.

D’ailleurs, nombreux sont ceux qui connaissent cette théorie de l’état de nature, mais peu savent en apprécier réellement la puissance théorique. Ainsi, l’état de nature hobbesien ne représente pas un stade de l’histoire universelle, mais il n’est pas qu’une simple expérience de pensée. Il est un état virtuel, une potentialité qui menace ou précède tout État déjà constitué. À cet égard, il illustre l’envers d’une société bien organisée : un état sans État.

Ici réside l’une des grandes forces de l’exposé du chapitre XIII : l’état de nature est une situation universelle dans laquelle n’importe quelle collectivité peut basculer, que celle-ci soit développée ou non, qu’elle se trouve au nord ou au sud.

Plus précisément, Hobbes décrit cet état comme étant une situation dans laquelle règne en permanence le danger d’une mort violente et où « la vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». Si le philosophe manifeste un tel pessimisme anthropologique, c’est parce qu’il réfléchit à la condition naturelle de l’être humain lorsque celui-ci n’a pas réussi à établir ou à maintenir les artifices de la culture, notamment les artifices de la culture politique.

En ce sens, si tous les humains veulent vivre et qu’ils sont avides de puissance pour assurer leur existence, mais qu’aucun tiers ne peut réglementer cette compétition pour la possession des biens rares, la compétition se transforme inévitablement en lutte à mort où personne ne peut s’imposer triomphalement.

Finitude

Hobbes l’indique très clairement : les êtres humains sont égaux. Ils sont tous des créatures mortelles et il n’existe aucun individu suffisamment fort ou suffisamment intelligent pour échapper à sa finitude ou se préserver définitivement d’elle en imposant son autorité à tous les autres. De la sorte, en tant qu’égaux, les individus ont alors la croyance légitime qu’ils peuvent arriver à leurs fins, qu’ils peuvent arriver à survivre en augmentant leur puissance.

L’égalité à l’état de nature engendre alors un sentiment de défiance. Les humains se méfient les uns des autres, parce qu’un individu peut vaincre l’autre ou être vaincu par lui. De cette façon, pour sortir de cet état de défiance permanent, les êtres humains passeraient à l’attaque, c’est-à-dire à la guerre de tous contre tous.

Cette guerre peut voir naître des associations (bandes, gangs, clans), elle peut aussi avoir différents motifs : défiance, compétition et gloire ; mais elle ne peut rien assurer, ni victoire, ni propriété, ni droit, ni richesse, ni moralité. L’état de nature est donc un état chaotique et violent où rien n’est garanti, parce qu’aucun pouvoir commun n’est susceptible de faire régner la paix, le droit et la justice. L’état de nature, c’est en quelque sorte ce qu’expérimentent dramatiquement certains de nos voisins sur le continent, un état de quasi-guerre civile.

Sortir de l’état de nature

Dans la philosophie hobbesienne, cet état ne prend fin que lorsque les individus prennent conscience que leur vie ne peut être ultimement assurée dans cette situation. La crainte de la mort violente, le désir de puissance et le désir de vivre une existence confortable amèneraient les êtres humains à vouloir sortir de l’état de nature et à instituer un État.

Très exactement, en suivant cette passion, en cherchant à se préserver, les êtres humains sont amenés à découvrir en raison ce que Hobbes nomme le droit de nature et les lois naturelles. Ainsi, en y réfléchissant attentivement, chacun peut comprendre que sa vie n’est pas protégée adéquatement, si chacun peut user de tous les moyens pour assurer seul son existence. De fait, si chacun peut user de sa liberté comme il le souhaite pour survivre, on demeure prisonnier de la guerre de chacun contre chacun, là où les libertés concurrentes sont en lutte violente.

Par conséquent, si l’on reconnaît que tous les êtres humains ont un droit à la vie et qu’ils ont, par le fait même, le droit de tout mettre en oeuvre pour assurer cette vie qui est la leur, conformément aux premières lois naturelles, ils seront appelés à abandonner ce droit (liberté absolue), si tous sont d’accord, pour conclure un contrat social et ainsi engendrer l’État.

De cette manière, avec la raison, mais surtout avec la parole, les individus contractent en vue de la paix, en concluant un pacte verbal. Chacun se dit et affirme aux autres qu’il vaut mieux renoncer à cette totale liberté, si chacun accepte de transférer cette liberté absolue qu’il possède à un tiers qui aura pour objectif de garantir la paix.

Pour que cette convention fonctionne, il faut que les individus obéissent en vaste majorité à cette nouvelle institution (une personne ou une assemblée) et que ce tiers dispose de toute la force commune pour imposer la paix par la terreur qu’inspire sa toute-puissance.

Ce tiers n’est autre que le souverain, l’âme de l’État chez Hobbes. Son rôle dans le Léviathan est de garantir aux particuliers une vie paisible et sécuritaire. Il consiste également à préserver le droit, la légalité. Loin du totalitarisme ou d’un pouvoir tyrannique, Hobbes théorise ici le rôle essentiel de l’action étatique dans sa plus simple expression. Elle doit assurer la paix.

Comme le dira plus tard Max Weber, l’État doit pouvoir revendiquer « avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Sinon, si son pouvoir est contesté ou empêché, par des groupes criminels notamment, n’importe quelle société risque de basculer vers l’état de nature, c’est-à-dire la guerre civile.

Si la génération de l’État procède, dans le Léviathan, d’abord d’un processus rationnel, on peut douter qu’un tel exercice réflexif soit utile dans la réalité tragique de la crise haïtienne ou dans la dure réalité de la guerre au narcotrafic au Mexique. Cependant, relire quelques chapitres de l’ouvrage de Hobbes peut nous éclairer quant aux causes et aux éventuelles solutions à trouver pour sortir de ces crises.

En ce sens, il est temps d’aider à refonder ou à renforcer le pouvoir de certains États sur le continent américain, pour que la paix revienne durablement chez nos voisins. Il ne suffit plus d’envoyer des millions de dollars ou des missions d’aide humanitaire. C’est peut-être le moment de mettre en branle une réflexion profonde sur les fondements de l’État, de manière à aider activement ces collectivités à retrouver la force de la chose publique. Il en va de leur intérêt, comme du nôtre.

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