«La guerre en tête. Sur le front de la Syrie à l’Ukraine», les combattants anonymes
Dès les premières minutes de l’entrevue, Romain Huët lève toute ambiguïté : même s’il s’est souvent intéressé à des thèmes liés à la violence, il n’est pas fasciné par la guerre. Au contraire, l’enseignant en sociologie à l’Université de Rennes, en France, l’exècre du plus profond de son coeur. Si son nouvel ouvrage, La guerre en tête. Sur le front de la Syrie à l’Ukraine, entre de plain-pied dans ces deux conflits de notre temps, c’est pour mieux en révéler les ravages et les blessures.
« Ce ne sont pas les militaires de carrière qui m’intéressent dans mes recherches, mais plutôt des gens anonymes dont faire la guerre n’est pas le métier, mais qui, soudainement, se retrouvent à devoir réagir à la violence du monde », déclare-t-il au téléphone. « Je voulais saisir les motivations intimes qui poussent quelqu’un à prendre les armes pour tuer ou à mourir pour des raisons politiques. »
Il n’y a pas de réponse toute faite, admet l’universitaire. Ce n’est pas de l’ordre de la raison, mais plus de l’émotion. Dès le début de l’invasion russe en Ukraine en 2022, il raconte le récit d’un homme qui s’enfuit de Kharkiv avec sa famille pour rejoindre la ville de Lviv à l’ouest du pays. « Au bout d’un moment, il retourne en train vers l’est parce qu’il ne supportait pas d’avoir laissé derrière lui ses amis et sa ville. »
Contrairement à beaucoup de chercheurs qui élaborent leur travail d’enquête en suivant un plan méthodique, Romain Huët dit fonctionner autrement, plus guidé par une volonté de « vivre le réel » avec une forte implication sur le terrain laissant une grande place au hasard et à l’instinct. « En tant qu’ethnographe, mon objectif, c’est d’être présent au milieu de ces engagés volontaires. J’essaie de décrire ce qu’ils ressentent et ce qu’ils vivent. »
Cette volonté d’être à hauteur d’homme, l’auteur l’avait déjà appliquée dans ces deux premiers ouvrages, traitant des manifestations urbaines, notamment du mouvement des Gilets jaunes, dans Le vertige de l’émeute (2019) puis des épuisés de la vie dans De si violentes fatigues (2021). Avec son dernier opus, il clôt une sorte de triptyque sur les formes de souffrances contemporaines.
« Oui, c’est vrai, on peut voir une certaine cohérence. Ce qui résonne aussi entre ses trois livres, c’est un désaveu du monde tel qu’il est. En ce qui concerne la guerre, elle est une expérience d’une très grande intensité, sans doute la plus grande, puisqu’elle nous renvoie à des choix radicaux, de vie ou de mort. »
Aux sources de sa plus récente proposition, il y a les révolutions arabes qui éclatent en 2010. Fasciné par ce mouvement populaire, qu’il qualifie « d’exceptionnel » dans l’histoire récente, l’auteur tente en 2012 d’organiser une cellule d’écoute sur les traumatismes de guerre dans un camp de réfugiés à Kilis, en Turquie. Mais les autorités lui refusent tout accès.
« Je me suis retrouvé un an après les premiers soulèvements contre le régime de Bachar al-Assad dans cette région située à quelques kilomètres seulement de la frontière syrienne, raconte-t-il. J’attendais, je ne savais pas trop savoir quoi faire de mes journées. »
Sur le point de faire ses valises pour retourner en France, il rencontre alors des combattants de la brigade de l’Armée syrienne libre (ASL). « Ils m’ont dit que, si je voulais voir de la souffrance, je n’avais qu’à venir avec eux en Syrie. »
L’enseignant-chercheur — qui a fait son post-doctorat à l’Université d’Ottawa — décide alors de suivre les combattants de l’ASL jusqu’à Azaz, cité en ruine à 400 kilomètres au nord de Damas, que les opposants au régime venaient de libérer. Pendant trois semaines, il recueille les témoignages de volontaires.
« Au début, j’étais témoin d’une forme d’exaltation liée au chaos, mais plus le conflit perdurait, plus j’observais un repli à l’intérieur d’un monde clos destructeur rempli de désespoir. »
Que ce soit en Ukraine, entre 2022 et 2023, ou en Syrie, entre 2012 et 2018, l’ethnographe fait le pari de mieux comprendre cette violence en se rendant sur le terrain, pour interroger les combattants et les volontaires. Il va accompagner, dans les tranchées du Donbass ou sous les abris de béton en banlieue d’Alep, une dizaine d’interlocuteurs pendant des semaines, voire plusieurs mois, avec l’objectif d’aller au-delà des enjeux géopolitiques.
« Chacun m’a raconté son histoire personnelle, ses espoirs et ses peurs, souligne l’universitaire. Mais je me suis aussi focalisé sur leur quotidien à l’intérieur de la guerre et j’ai découvert un autre temps, dans lequel se percutent ennui et effervescence, attente et oubli. »
L’auteur fait fi de la chronologie des événements, préférant mélanger les situations, selon les moments vécus. Ainsi, le lecteur passe de l’Ukraine à la Syrie et vice-versa. Comparer les deux contextes n’aurait pas de sens, précise-t-il, puisque, d’un côté, on est devant un projet révolutionnaire lié au Printemps arabe, tandis que, dans l’autre, il est question de la défense d’un territoire face à une invasion.
Ce qui intéresse au fond l’ethnographe, ce sont les points communs. Il en soulève un certain nombre, qu’il juge révélateurs des effets d’un conflit dans les destinées des hommes et des femmes qu’il rencontre. Les révolutions arabes en Tunisie et en Égypte ont eu des répercussions sur les habitants de Syrie, qui rêvent d’un changement de régime. Quand les Russes ont franchi la frontière, ça devenait absolument évident pour une grande partie de la population de se mobiliser, souligne-t-il.
« Avant leur engagement, il y avait chez la plupart de ces gens un désintérêt de la chose politique. Ils n’en parlaient pas, et puis la guerre vient soudainement les rattraper. Il y a le sentiment de faire l’histoire et aussi l’éventualité d’un avenir victorieux. »