Grandir dans une ferme… à Montréal
Collaboration spéciale
Ce texte fait partie du cahier spécial Plaisirs
Bientôt, les déménagements et la pénurie de logements à Montréal feront les manchettes. Mais il fut un temps où la situation était bien différente et où la ville était surtout occupée par de vastes champs. Retour dans le temps.
Quand on roule sur l’autoroute Métropolitaine, difficile de s’imaginer que là où l’on voit aujourd’hui des immeubles, des magasins à grande surface et des stationnements se trouvait une vaste campagne agricole. Et ce, il y a à peine plus de 70 ans.
Micheline Bastien et ses douze frères et soeurs sont nés dans la ferme laitière familiale de Saint-Léonard-de-Port-Maurice (l’actuel arrondissement de Saint-Léonard) à partir de la fin des années 1930. Ils vivaient dans une maison canadienne aux larges murs de pierre sur la côte Saint-Léonard, désormais baptisée la rue Jarry. À l’époque, on ne pouvait pas se tromper : c’était la seule rue du secteur ! La terre de son père, Bernard Bastien, appartenait avant lui à Wilfrid Bastien, le grand-père de Micheline. La famille avait plusieurs voisins maraîchers et, enfant, elle les aidait à récolter leurs légumes, pour quelques sous la livre. Son grand-père Wilfrid avait aussi un verger, dans lequel les petits Bastien cueillaient leur pomme sur le chemin de l’école à l’automne. Quant à Bernard, il louait, pour augmenter sa surface cultivable, un terrain (l’actuel parc Delorme) où il développait des pommes de terre qu’il vendait à Montréal. « On vivait en campagne ; aller à Montréal, c’était aller en ville ! » lance Micheline, directrice retraitée du HLM de La Plaine.
En fouillant dans ses souvenirs, la femme se rappelle… Il y avait une épicerie au village où acheter la farine, le sucre et les épices. Le pain était livré à la maison. Pour le reste, les paysans de Saint-Léonard étaient autosuffisants. Les Bastien élevaient des poulets pour la viande et les oeufs, et ils entretenaient un potager pour les légumes. L’automne venu, ils préparaient des tartes, des confitures et des marinades, puis remplissaient le sous-sol de pommes de terre.
Plus à l’ouest, Saint-Laurent était un noyau villageois entouré de propriétés agricoles. Aurèle Cardinal est né dans les années 1940, et a grandi avec ses quatre frères et soeurs dans une ferme maraîchère de la côte Saint-François. Son père, Léopold, avait 25 vaches laitières, dont le fumier engraissait les champs. Au fond de la terre, il y avait un boisé, dont ils tiraient du bois de chauffage et de l’eau d’érable. La famille cultivait le foin pour les animaux et avait quelques poules et cochons, ainsi qu’un sous-sol, où l’on faisait provision de pommes de terre jusqu’à la récolte suivante. « C’était une ferme diversifiée, loin des monocultures qu’on voit partout aujourd’hui », raconte l’homme.
Toujours à Saint-Laurent, André Jasmin et ses trois frères et soeurs sont nés à partir de la fin des années 1930 dans une ferme du chemin Bois-Francs (l’actuel boulevard Henri-Bourassa), où vivaient essentiellement des producteurs. La vaste terre de leur père, Adrien, allait jusqu’à la rivière des Prairies. L’agriculteur embouteillait le lait de ses 45 vaches et travaillait à l’étable avec ses garçons. Les Jasmin ont ensuite élevé des cochons et fait pousser des légumes qu’ils vendaient à des transformateurs, raconte André.
Quand la campagne fait place à la ville
Au milieu des années 1950, les terres de Saint-Laurent et de Saint-Léonard ont été achetées par des spéculateurs qui les revendaient ensuite. André Jasmin explique qu’ils déposaient un alléchant chèque sur la table des cultivateurs du chemin Bois-Francs. Ceux-ci avaient du mal à résister à l’attrait de l’argent qu’on leur proposait, surtout s’ils avançaient en âge ou s’ils n’avaient pas de relève. Cette spéculation foncière a changé le visage des secteurs agricoles du nord de Montréal.
Micheline Bastien se souvient que son père n’avait aucune envie de se départir de sa ferme ; il s’y opposait pendant qu’autour de lui, les voisins vendaient. Il s’est résolu à les imiter en 1955 et a racheté une ferme moins chère à La Plaine. « Ce fut un choc pour mon père de quitter la terre où avaient vécu son père et son grand-père, et où lui-même avait eu ses enfants. »
En ce qui concerne Léopold Cardinal, le début de la fin est survenu avec un avis d’expropriation : sa terre, tout comme celle des voisins, était limitrophe à l’aéroport de Dorval, qui avait besoin de nouvelles pistes. En 1961, la famille Cardinal a donc dû partir de la ferme pour aller s’installer dans le noyau villageois de Saint-Laurent. Au bout du compte, les agrandissements prévus n’ont jamais été effectués.
André Jasmin se souvient qu’à la même époque, la production de la ferme familiale avait ralenti : son père vieillissait, et les enfants, aux études, étaient moins présents pour le soutenir. C’est alors que sa mère a lancé une idée : pourquoi ne pas proposer sur la terre un centre de jardin ? Cela n’existait presque pas à l’époque, explique celui qui a fait grandir la Pépinière Jasmin avec sa fratrie et avec l’aide de son père.
D’hier à aujourd’hui
Aujourd’hui, à l’angle de la rue Jarry et du boulevard Langelier, bien peu de traces subsistent de la ferme de Bernard Bastien et de cette époque où Saint-Léonard, qui a déjà été surnommé « le jardin de Montréal », était une campagne agricole.
Sur la côte Saint-François, dans Saint-Laurent, seul le boisé, devenu le parc-nature des Sources, demeure de ce qui fut la ferme Cardinal.
On peut magasiner dans ce qui était la grange de la ferme Jasmin, maintenant la boutique de la pépinière. « Elle a plus de 150 ans », affirme André Jasmin. Au fil des ans, sa famille a vu, avec une certaine impuissance, les alentours se couvrir de bâtiments. « La ville nous a rejoints ! » lance André, qui mentionne n’avoir jamais vendu autant de fines herbes, de légumes et de semences bios qu’aujourd’hui. Les Montréalais n’ont peut-être plus de voisins paysans, mais ils semblent reprendre goût à l’autoproduction. Après avoir eux-mêmes cultivé des légumes, les Jasmin équipent maintenant les urbains qui souhaitent en faire pousser à leur tour.
Ce texte a été initialement publié en 2017 dans le magazine Caribou Spécial Montréal et a été mis à jour par l’équipe de Caribou aux fins de publication dans ce cahier.
Quelques statistiques
Selon les archives de Montréal, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, on trouvait environ 1400 agriculteurs à Montréal. Le nombre de fermes a ensuite chuté de 45 % jusqu’en 1921. Celles qui restaient étaient concentrées à Sainte-Geneviève, Saint-Laurent, Saint-Léonard et Pointe-Claire.
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