Au Mississippi, la lutte des Noirs pour exercer leur droit de vote

Au cours de l’été 1964, un soulèvement populaire s’empare du Mississippi, cet État ségrégationniste du sud des États-Unis, pour réclamer que les Afro-Américains puissent exercer leur droit de vote. Soixante ans plus tard, à l’aube de l’élection présidentielle américaine, ce cri du coeur trouve encore écho. Si bien que des dizaines d’organismes espèrent raviver les luttes de cet « été de la liberté » pour surmonter les entraves électorales qui affectent toujours les personnes noires.

« La lutte pour les droits civiques est loin d’être terminée », lance Waikinya Clanton, qui a travaillé pendant une dizaine d’années sur la scène politique fédérale à Washington. Il y a trois ans, cette native du Mississippi est revenue à Jackson, la capitale de l’État, pour y diriger le bureau régional du Southern Poverty Law Center, un organisme à but non lucratif qui milite entre autres pour la justice raciale.

« Mon coeur a toujours été au Mississippi. Peu importe ce que je faisais, j’étais enracinée dans le besoin de le faire ici, à la maison », résume-t-elle.

L’« État du magnolia », comme on le surnomme en raison de cet arbre à fleurs qui pousse dans la région, compte près de 40 % d’Afro-Américains au sein de sa population. À Jackson, ce taux atteint plus de 80 %, selon la plus récente recension démographique.

« Vous ne pouvez pas être Noir au Mississippi et ne pas être connecté à l’héritage de la lutte pour les droits civiques », fait valoir Mᵐᵉ Clanton. « Durant des décennies, les gens, ici, ont toujours compris l’importance de pouvoir exprimer leurs besoins et leurs préoccupations. Ils savent aussi à quoi cela ressemble, de ne pas avoir la capacité de le faire », ajoute-t-elle.

Même si les Noirs ont obtenu le droit de vote aux États-Unis en 1870, pendant près d’un siècle, seule une infime minorité d’entre eux ont été en mesure de l’exercer dans le Sud ségrégationniste. Il a fallu attendre le mouvement pour les droits civiques des années 1960 — qui revendiquait l’abolition de toutes les formes de discrimination raciale, y compris les entraves au vote — pour que les choses changent.

En 1964, moins de 7 % des Noirs du Mississippi étaient inscrits sur les listes électorales. Et pour cause : cette population faisait face à de l’intimidation aux bureaux de vote, devait se soumettre à des tests anormalement exigeants de compétences en littératie et craignait de violentes représailles.

Photo: Félix Deschênes Le Devoir Le formulaire de candidature d’une volontaire au Freedom Summer, soumis en 1964

Durant l’été, plus tard surnommé Freedom Summer, l’« été de la liberté », des organisations de défense des droits civiques ont orchestré une importante campagne d’inscription des électeurs noirs malgré les risques pour leur sécurité. Près de 1000 étudiants de partout aux États-Unis — pour la plupart blancs — ont rejoint le Mississippi à l’invitation de ces organisations pour prêter main-forte au mouvement. Ce dernier a gagné une visibilité nationale lorsque trois jeunes volontaires, deux blancs et un noir, ont été assassinés par des suprémacistes blancs du Ku Klux Klan, couverts par la police locale.

Un an plus tard, en août 1965, le président Lyndon B. Johnson ratifie le Voting Rights Act, qui interdit formellement les pratiques électorales discriminatoires aux États-Unis.

Des barrières qui demeurent

Or, le racisme et les discriminations structurelles auxquels font face les électeurs noirs du Mississippi sont loin d’avoir disparu, souligne Waikinya Clanton. « Ce que nous constatons actuellement dans ce pays, c’est un renversement des efforts. Il y a des gens qui essaient de trouver des moyens de nous retirer la capacité d’élire nos dirigeants. »

En plus du redécoupage partisan des districts électoraux (le gerrymandering), qui neutralise le poids de leur vote, les citoyens noirs sont particulièrement affectés par l’absence de vote anticipé et par la disqualification des citoyens ayant commis certains crimes, une « relique » de la Constitution de 1890, fait valoir le Southern Poverty Law Center.

Selon Waikinya Clanton, avoir voix au chapitre est pourtant crucial pour réduire les discriminations persistantes. « Ici, les inégalités ressemblent à un manque d’investissement dans les infrastructures. Elles ressemblent à une ville qui lutte pour sa survie parce qu’elle n’a pas d’eau potable, à un système éducatif qui draine constamment l’argent des écoles publiques et le donne aux écoles privées, à des gens qui travaillent dans les champs, mais qui ont du mal à se nourrir… »

Tariq Abdul-Tawwab, un organisateur communautaire du People’s Advocacy Institute, abonde dans son sens. Cet organisme de justice sociale, à l’instar de dizaines d’autres groupes, s’est joint à la campagne du Southern Poverty Law Center pour tenter d’inscrire 60 000 nouveaux électeurs à l’échelle de l’État en cette année électorale.

Par un chaud samedi de juin, Tariq prépare avec sa jeune équipe de stagiaires des dépliants informatifs sur les listes électorales qui seront distribués de porte à porte. Il tente de former la relève, déplorant une forme de désengagement politique dans sa communauté, qui peine à se retrouver dans les politiques républicaines de cet État rouge profond.

« Les gens ne voient pas de changements même s’ils votent, note-t-il. Or, voter peut influer sur les emplois auxquels les personnes noires ont accès ou non, les écoles où elles peuvent envoyer leurs enfants, la violence à laquelle ils doivent faire face dans leur communauté. »

Photo: Félix Deschênes Le Devoir Tariq Abdul-Tawwab (au centre), du People’s Advocacy Institute, et ses jeunes stagiaires arpentent les rues d’un quartier de Jackson pour informer ses résidents des règles entourant les «purges» de listes électorales.

Maintenir l’engagement des électeurs noirs est selon lui crucial au Mississippi, où ne pas voter peut conduire à être retiré des listes électorales dans le cadre de purges.

« Certaines personnes ne savent même pas qu’elles ont été retirées des listes et s’en rendent parfois compte seulement une fois arrivé le jour du vote », souligne-t-il. Pour éviter cela, lui et son équipe scrutent les listes et sillonnent les quartiers de Jackson pour prévenir les personnes touchées.

« L’été de la liberté nous rappelle le devoir que nous avons, non seulement de continuer de voter, mais aussi de nous assurer que nos jeunes comprennent ce que nous avons risqué pour obtenir ce droit », conclut Tariq Abdul-Tawwab.

Ce reportage tiré du Courrier des élections américaines a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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