Des fourmis pratiquent des amputations qui sauvent la vie de congénères blessées

L’étude, publiée mardi dans la revue «Current Biology», montre que les fourmis charpentières de Floride sont capables de différencier les types de blessures et d’adapter leurs réactions de soins en conséquence.
Photo: iStock L’étude, publiée mardi dans la revue «Current Biology», montre que les fourmis charpentières de Floride sont capables de différencier les types de blessures et d’adapter leurs réactions de soins en conséquence.

Jusqu’à ce qu’on découvre les antibiotiques au siècle dernier, les médecins pratiquaient souvent des amputations pour sauver la vie d’un patient dont la plaie était infectée. L’homme n’est toutefois pas le seul animal à pratiquer ce type d’intervention.

Des scientifiques ont découvert qu’une espèce de fourmi vivant dans le sud-est des États-Unis procède également à des amputations lorsqu’une de ses congénères est dangereusement blessée à une patte, empêchant ainsi la propagation d’une infection à partir d’une plaie ouverte et lui sauvant effectivement la vie.

« Le niveau de sophistication avec lequel elles ont évolué pour soigner leurs blessées est inégalé dans le règne animal. Notre système médical humain serait le plus proche », a déclaré Erik Frank, un écologiste comportemental de l’Université de Würzburg, qui a dirigé l’étude. « Ces amputations ont empêché les infections de se propager dans le corps… au même titre que les amputations chez les hommes durant le Moyen Âge », a-t-il ajouté, en précisant que ces résultats constituent le premier exemple enregistré d’un animal pratiquant une amputation sur un congénère de son espèce pour lui sauver la vie.

Des stratégies pour soigner

L’étude, publiée mardi dans la revue Current Biology, montre que les fourmis charpentières de Floride (Camponotus floridanus) sont capables de différencier les types de blessures et d’adapter leurs réactions de soins en conséquence. Elle nous permet de mieux comprendre les stratégies sophistiquées que les fourmis déploient pour se soigner les unes les autres lorsqu’elles sont blessées, notamment en triant les blessées et en traitant celles qui sont infectées avec des substances microbiennes.

Les scientifiques ont observé en laboratoire les amputations pratiquées par les fourmis charpentières de Floride, des fourmis rougeâtres, noires ou brunes qui mesurent généralement moins de 1,3 cm. Contrairement à d’autres fourmis, les fourmis charpentières de Floride n’ont pas la capacité de produire des sécrétions antimicrobiennes à partir de leurs glandes pour combattre les agents pathogènes présents dans les plaies. « Nous voulions voir comment une espèce qui a perdu cette glande continuait à prendre soin de ses blessés », explique M. Frank.

Les scientifiques ont commencé par blesser délibérément une centaine de fourmis à la patte : soit au fémur (plus près du corps), soit au tibia (plus loin dans la patte), afin de comparer les réactions des autres fourmis de leur colonie. Ils ont constaté que les fourmis procédaient effectivement à des amputations lorsque leurs congénères avaient subi des blessures au fémur, mais qu’elles ne procédaient jamais à des amputations lorsqu’une blessure équivalente était subie au tibia.

Dans le premier scénario, dans plus de trois quarts des cas, un membre de la colonie a amputé la patte entière de l’insecte blessé.

La procédure d’amputation de la fourmi a duré environ 40 minutes et a suivi le même schéma chaque fois : « Elles commencent par lécher la plaie avec leur bouche, puis remontent le long de la patte avec leur bouche jusqu’à ce qu’elles atteignent l’épaule. Elles mordent ensuite intensivement l’articulation pendant plusieurs minutes d’affilée, explique Frank. La fourmi blessée reste calme, se laisse faire et ne se plaint pas jusqu’à ce que la patte soit coupée. »

Parmi les fourmis blessées au fémur, 95 % de celles qui ont été amputées ont survécu, contre seulement 45 % de celles qui n’ont pas été amputées.

« Les fourmis — dans leur monde, dans leur contexte — ont trouvé une stratégie très efficace et un niveau de réussite très, très élevé », conclut M. Frank.

Laurent Keller, un biologiste évolutionniste qui a également participé à l’étude, a déclaré que les amputations avaient été réalisées de manière très efficace. « Cela signifie que lorsqu’elles pratiquent l’amputation, elles doivent le faire très proprement afin d’empêcher les bactéries de pénétrer dans la plaie », a-t-il déclaré.

Contrairement au traitement reçu par les fourmis blessées au fémur, les fourmis blessées au tibia (plus bas sur la patte) n’ont jamais été amputées par leurs congénères. « Dans ce cas, elles se contentent de nettoyer la plaie », a déclaré M. Keller, qui a ajouté que les compagnes de nid offraient plutôt une longue séance de soins de la plaie, en la léchant abondamment.

Un nettoyage des plaies aussi efficace

La méthode de nettoyage des plaies s’est également avérée efficace. Alors qu’environ de 70 % à 75 % des fourmis ayant bénéficié d’un nettoyage des plaies par leurs congénères ont survécu, seulement 15 % des fourmis blessées au tibia ont survécu lorsqu’elles ont été isolées de leurs congénères et laissées sans surveillance, a déclaré Erik Frank.

L’une des explications possibles proposées par les scientifiques pour la décision de procéder à une amputation est liée à la manière dont l’hémolymphe — un liquide équivalent au sang — circule chez les invertébrés.

La théorie n’a pas encore été prouvée, mais les résultats d’imagerie montrent que la zone du tibia de la patte a un flux d’hémolymphe plus important que la zone du fémur, ce qui signifie que les agents pathogènes qui pénètrent par le tibia se répandent plus rapidement dans le reste de l’organisme. Cela réduit considérablement le temps pour procéder à une amputation pour empêcher la propagation d’une infection. « Si la blessure se situe au niveau du tibia, l’amputation n’est pas pratiquée. En effet, le sang — ou l’hémolymphe pour les insectes — circule normalement assez rapidement. Ainsi, dans les 40 minutes qui suivent, le sang transporte déjà les bactéries dans le corps de la fourmi », explique M. Keller.

Les efforts minutieux déployés par les fourmis pour soigner les blessures de leurs congénères illustrent les avantages que les insectes sociaux tirent d’un comportement altruiste, a déclaré M. Keller. « En s’aidant les unes les autres, elles s’aident indirectement elles-mêmes », a-t-il déclaré.

« D’un point de vue évolutif, la colonie économise une énorme quantité d’énergie en s’assurant que les fourmis blessées se maintiennent en bonne santé, plutôt que de les jeter et de les remplacer par de nouvelles ouvrières », a-t-il déclaré. Des études antérieures ont montré que les fourmis qui ont perdu une ou même deux pattes peuvent toujours être des membres productifs de leur colonie, retrouvant leur vitesse de course normale en l’espace d’un jour seulement. Et d’ajouter : « Même dans les sociétés de fourmis, l’individu a de la valeur. »

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