FIJM, sous la pluie et les applaudissements
On a assisté samedi soir à un de ces miracles que seuls les dieux du jazz savent produire. Les prévisions météorologiques s’annonçaient désastreusement humides, nous faisant craindre que tombe à l’eau – littéralement — le grand moment de Dominique Fils-Aimé, six ans après sa première invitation au Festival international de jazz de Montréal, dans le minuscule club juché à l’étage de ce qu’on appelait encore autrefois le Métropolis. Le choeur des anges gospel qui accompagnait la musicienne sur scène a fait ses prières, elles ont été entendues : ce spectacle fut une réussite, sans parapluie.
Certes, les averses ayant arrosé le Quartier des spectacles toute la journée avaient découragé plusieurs festivaliers de converger au centre-ville, mais au fur à mesure que Dominique Fils-Aimé chantait, la foule gonflait, jusqu’à la rue Sainte-Catherine. Ainsi, le moment du plus imposant concert de sa carrière était finalement d’autant mieux choisi qu’il mettait en valeur le matériel, plus charnel dans ses rythmes et ses orchestrations soul-jazz-r&b, de l’album Our Roots Run Deep, son quatrième, paru en septembre dernier (et retenu dans la longue liste des finalistes du prix Polaris).
Orchestre rodé au quart de tour (section rythmique, claviers, trompette), augmenté de ces neuf choristes cordées en trois rangées, côté jardin, qui amplifient les harmonies autant que l’énergie émanant de la scène, au centre de laquelle se dressait Fils-Aimé, radieuse et le regard fixé sur son public, comme pour enregistrer dans sa tête la vision de cette incroyable mer de monde. La musicienne aura même eu la grâce de partager son moment avec la chanteuse afro / R&B montréalaise d’origine burundaise Aiza, qui a pu interpréter deux de ses chansons, juste avant la finale.
Tout l’après-midi, le ciel a craché sans importuner Laufey qui, à 14 h, offrait le premier de ses deux récitals de la journée, dans une Maison symphonique remplie jusqu’au toit, et dont la moyenne d’âge des spectateurs devait être proche du tiers de celle des abonnés de l’Orchestre symphonique de Montréal. Ces somptueux murs de bois n’ont sans doute jamais entendu crier si fort lorsque la musicienne islandaise a bondi des coulisses jusqu’à la scène dans son élégante robe courte et blanche.
Oups ! Sa voix craquait durant While You Were Sleeping en ouverture – nous apprendrons plus tard qu’elle avait justement fait un somme dans le véhicule la transportant le matin même d’Ottawa à Montréal. Les cordes vocales maintenant assouplies, elle a mordu dans Valentine avec plus d’assurance, permettant aux spectateurs de goûter pleinement à son timbre caramélisé et à son ample vibrato.
Derrière elle, son orchestre (batterie, basse, guitare, piano électrique) et un quatuor à cordes, articulent ses chansons pop en leur donnant ce lustre jazzy suranné de la variété orchestrée des années 1950 et 1960. Lorsqu’elle ne s’accompagne pas au piano ou au violoncelle, Laufey arpente la scène, alliant le geste aux mots qu’elle chante menton haut, tout sourire. En imaginant un décor et des danseurs, on se croirait sur Broadway, dans un musical dont elle tient le premier rôle. Chacune de ses interventions, rigolotes, paraissent avoir été mémorisées d’avance, or cette carence de spontanéité n’a pas froissé les jeunes spectatrices, qui ont peut-être même l’impression de jouer un rôle, elles aussi, dans ce conte de fées que vit Laufey.
Jolie et chaleureuse performance dont on retiendra aussi ce moment précieux : les premières minutes de son interprétation de Dreamer, tirée de l’album à succès Bewitched (2023, la chanson-titre présentée à la fin a fait hurler à nouveau les fans). Le batteur et le contrebassiste ont improvisé un vif échange swing, et on plait à rêver que dans ce court instant, des ados découvrent ce qu’est la musique jazz, cette conversation entre musicien que l’on écoute, en direct, et que l’instant les marque pour aller plus loin dans la découverte de cet univers musical.
Et peut-être même, quelques années plus tard, aller crier son appréciation de ces échanges comme les adultes l’ont fait samedi soir au Gesù, lors de la performance de Keyon Harrold et son orchestre ? Le trompettiste, originaire de Saint-Louis mais basé en Californie, a transformé la petite salle de la rue Bleury en boîte de jazz bruyante et animée, haranguant son public à donner, à ses accompagnateurs et lui, de l’énergie. Ça a fonctionné, vous le devinez bien.
Au coeur du programme, l’album Foreverland paru en janvier dernier, une oeuvre, nous a-t-il expliqué, née à Las Vegas pendant la pandémie, au moment où il hésitait plutôt à mettre le cap sur Miami pour tenter de sauver sa relation amoureuse. On entend dans ces grooves jazz-funk parfois rythmés par des cadences proches du hip-hop le vital besoin de créer de la musique, l’exaltante sensation de jouer entre collègues. Ils avaient drôle d’allure, ces bougres : le guitariste et le bassiste impassible et en retrait côte à côte (enfin, impassible jusqu’à ce que le bassiste se fendent d’un savoureux solo !), alors que le batteur, le pianiste et Harrold jouaient à fond de train – ce dernier d’un souffle strident, tenant son instrument d’une poigne de fer, projetant ses solos jusqu’au clocher de l’église sous laquelle se trouve la petite salle.
Un style diamétralement opposé à celui d’Ambrose Akinmusire qui, vendredi et samedi soir, a offert deux classes de maître. La première tard vendredi, dans un Gesù à moitié plein, le temps d’une captivante performance solo, livrée sans pédales d’effets, sans station de looping, sans aucun artifice. Le spectre complet des sonorités de l’instrument : Akinmusire joue avec les timbres, les textures, suggère des rythmes et des harmonies à ses mélodies, faisant ainsi l’éloquente démonstration de sa maîtrise. On l’a retrouvé samedi soir, en compagnie du légendaire compositeur et contrebassiste anglais Dave Holland, témoin et artisan des ingénieuses années 1960 et 1970 jazz fusion. Le duo a mis deux ou trois morceaux pour se comprendre et se détendre, offrant à la mi-concert de spectaculaires échanges, Akinmusire profitant des mains toujours expertes et de l’intuition intacte d’Holland (il a 77 ans !) pour inventer de nouveaux mots au vocabulaire jazz de la trompette.