Daniel

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’Cause to lose all my senses

That it just so typically me

Ooh, baby, baby

— Britney Spears

Une fourmi charpentière marche avec assurance sur l’écran de mon ordinateur. Ouache. Elle se promène sur mon fichier Word. Elle marche sur le mot fleur et s’arrête sur mécanique. Elle reste plantée là. Est-ce possible d’attendre toute notre vie sur un mot sans s’en rendre compte ? Le mien serait chantilly. Je la tue à l’aide d’un mouchoir. J’ai un petit pincement au coeur. Toute une colonie attend son retour avec impatience. Je la regarde, recroquevillée sur elle-même. Elle semble dormir en cuillère. Par respect, avant de la jeter dans la poubelle, je décide de la nommer Daniel.

*

Il fait beau. Tellement beau que ça fait sortir tous les cyclistes du coin. Ils pensent tous qu’ils font le Tour de France, haha. Je passe le Weed Eater autour de la maison mobile que je loue. L’un des cyclistes me regarde en pédalant. Je me sens ultra viril avec mon outil. Je tranche la pelouse pendant une heure en continu. Lorsque je termine ma besogne, ma main droite tremble. Je n’ai plus de force dans les biceps ni dans les poignets. Je sens encore la vibration du moteur de l’engin dans mes os. Je me sers un verre d’eau dans l’évier de la cuisine. Je vois deux fourmis sur le comptoir. Daniel avait des frères jumeaux ? En portant attention sur le plancher, je vois une vingtaine de fourmis se promener un peu partout. Je suis horrifié, ça me pique partout sur le corps. Je me sens souillé par leur présence. Le pire, c’est qu’elles marchent comme si de rien n’était. Comme si j’étais un fantôme. Suis-je encore vivant, Daniel ?

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C’est une folie meurtrière qui dure depuis une semaine. J’achète des pièges avec du poison, mais il y en a toujours autant. Elles font le party sur mon divan, dans mon lit et sur mes cadres accrochés au mur. J’apprends par mon voisin qu’on ne doit pas tuer les fourmis charpentières. On doit attendre qu’elles amènent le poison à leur reine. Il n’y a qu’un seul problème : j’ai bouché toutes les craques des plinthes du plancher avec du silicone. Elles ne peuvent plus retourner dans leur colonie. Elles sont emprisonnées avec moi avec du poison dans la bouche. J’angoisse à l’idée qu’elles ne puissent plus retourner dans leur maison pour tuer leur mère. Je leur crie : « Crachez ça, vite ! C’est un piège ! »

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Le jeune homme dans mon salon se gratte le nombril. Il a 20 ans à tout casser. Il me regarde en attendant que je lui donne ma carte de crédit. Choqué, je lui dis : « Pardon ? » J’ai l’impression de ne pas parler le même langage. Est-ce que j’ai bien entendu ? Il me dit : « Pour le traitement intérieur et extérieur, c’est ce prix-là, Monsieur… » C’est arrivé quand, ça ? Ce moment où on m’a appelé « Monsieur » pour la première fois ? Je ne m’en souviens pas. Je ne me suis jamais senti comme ça. Lorsque j’étais enfant, un monsieur, c’était quelqu’un de manuel avec de grosses mains. Une personne poilue qui fumait la cigarette et qui entrait sa chemise dans ses pantalons. Quelqu’un de sérieux qui aimait parler d’argent, de voiture et de gazon. Je suis né en mille neuf cent quatre-vingt-neuf. Ça ne fait pas si longtemps. Pourtant, j’ai encore cette idée préconçue qu’un monsieur n’aime pas les Spice Girls. Hier, j’ai chanté Oops!… I Did It Again dans ma voiture. Le jeune homme se gratte l’oreille : « Monsieur ? » Arrête de m’appeler monsieur, j’écoute Britney Spears, esti !

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Deux semaines plus tard, je sens encore les effets du Weed Eater dans mon corps. Le poison ne fonctionne pas, il y a toujours autant de petites taches noires qui marchent sur mon plancher. Mon voisin me fait remarquer que les lignes ne sont pas très droites sur mon terrain. Ça me frustre, j’ai passé l’après-midi à passer la tondeuse. Mais, je ne dis rien. Je sais qu’il possède une arme chargée dans sa chambre à coucher. Je n’ai pas peur de lui, il m’a déjà donné des plants de céleris, mais quand même. Il me parle souvent de sa peur du centre-ville de Montréal. Moi, je lui parle de ma crainte des armes à feu.

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Je marche avec mon chien près d’une ferme. Elle est située à cinq minutes de chez moi à pied. Il y a un gigantesque enclos avec une magnifique jument. Elle a une grande tache blanche entre les yeux. Je lui ai donné un nom. Quand elle me voit arriver, elle galope à toute vitesse pour venir me voir. J’ai toujours envie de lui flatter la tête, mais je ne le fais jamais. Je lui parle de mes problèmes. Je lui raconte l’histoire des fourmis, la vibration du Weed Eater dans mes mains et l’arme du voisin. Elle m’écoute attentivement sans me juger. Après avoir vidé mon sac, je lui dis : « Tu coûtes moins cher qu’un psy, merci ! » Je ris tout seul. Mon chien me fixe avec sa petite dent qui sort de sa gueule. J’envoie la main à la jument : « On se revoit demain, salut, Britney. »

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