Sa poésie, sa vie, sa folie

Émile Nelligan en 1920 à l’asile Saint-Benoît-Joseph-Labre à Montréal
Photo: Joseph-Octave Lagacé Émile Nelligan en 1920 à l’asile Saint-Benoît-Joseph-Labre à Montréal

Certains auteurs semblent immortels, d’autres sombrent dans l’oubli. Après un temps, qu’en reste-t-il ? Dans sa série mensuelle Faut-il relire… ?, Le Devoir revisite un de ces écrivains avec l’aide d’admirateurs et d’observateurs attentifs. En ce qui concerne Émile Nelligan (1879-1941), en plus d’un siècle, il n’a jamais disparu du paysage culturel. Par contre, à l’aube d’une brillante carrière littéraire, il voit sa personnalité fragile, de même que son milieu familial étouffant dominé par un père qui n’avait que faire d’un fils poète, provoquer sa chute.

À l’évocation de son nom, plusieurs peuvent dire que « la neige a neigé » (tiré de Soir d’hiver) ou qu’un navire « a sombré dans l’abîme du rêve » (tiré du Vaisseau d’or). D’autres ont une vague idée de son destin tragique, celui d’un jeune écrivain nourri de la poésie de Verlaine, de Rimbaud et de Baudelaire, mais dont les ailes seront coupées avant l’âge de 20 ans. Interné le 9 août 1899 à la maison de repos Saint-Benoît-Joseph-Labre, il est ensuite transféré à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu en 1925, un an après le décès de son père, David Nelligan, un immigrant irlandais.

On a dit du jeune poète qu’il portait le nom de son paternel, mais qu’il chérissait la sensibilité et le goût des lettres hérités de sa mère, Émélie Amanda Hudon, originaire de Rimouski. Émile Nelligan a de plus choisi de parler, et d’écrire, dans sa langue maternelle, premier d’une série d’affronts à l’égard du père. Ce dernier ne supportait pas sa propension à la rêverie et son ennui viscéral devant tout ce qui l’éloignait de l’écriture.

Si le garçon est venu au monde le 24 décembre 1879 à Montréal, la naissance du poète fut favorisée par l’École littéraire de Montréal, rassemblement de jeunes artistes fondé en 1895 et dont il fera partie en 1897. Il la considérait comme sa véritable école, incapable de s’adapter aux exigences scolaires du collège Mont-Saint-Louis, du collège de Montréal ou du collège Sainte-Marie.

C’est au Château Ramezay, lors d’une soirée organisée par l’École littéraire de Montréal, qu’est véritablement né le poète. Le 26 mai 1899, il récite Le talisman, Rêve d’artiste, et La romance du vin (« Je suis gai ! je suis gai ! Vive le vin et l’Art !… / J’ai le rêve de faire aussi des vers célèbres / Des vers qui gémiront les musiques funèbres / Des vents d’automne au loin passant dans le brouillard »), ce dernier lui valant, selon la légende, un triomphe. Cette euphorie sera de courte durée puisque la même année, n’en pouvant plus de son indiscipline et de ses délires mystiques (il se laissait enfermer dans des chapelles pendant la nuit), David Nelligan l’éloigne à jamais de sa famille et du reste du monde.

Cet enfermement sera décrit comme une mise à mort par Louis Dantin, figure clé dans la vie et l’oeuvre de Nelligan, et envers qui la littérature québécoise a contracté une dette importante. Cet ami du poète, prêtre catholique pas très orthodoxe plus tard contraint à l’exil, fit beaucoup pour rassembler son oeuvre jusque-là éparpillée dans des journaux et des magazines. Dans une préface qui allait contribuer à forger la réputation de Nelligan, Dantin (de son vrai nom Eugène Seers) annonce d’emblée que le poète « est mort ». Or, au moment de la parution de ce premier recueil publié en 1904, Nelligan est bien vivant, ce que souligne amplement le préfacier, mais en marge d’une société qui ne sait pas encore qu’elle en fera un mythe.

« Sans le travail d’édition de Louis Dantin, Nelligan aurait été complètement oublié, affirme Claude La Charité, professeur au Département des lettres et humanités de l’Université du Québec à Rimouski. Il a choisi les poèmes, fait des corrections, mais contrairement à ce que certains prétendent, il n’en est pas l’auteur. D’ailleurs, lorsqu’il publiera Le coffret de Crusoé (1932), on voit bien que Dantin a beaucoup moins de talent que Nelligan. Par contre, ses critiques littéraires sont toujours parfaitement achevées », rappelle ce spécialiste de l’histoire littéraire québécoise du XIXe siècle.

En plus de lui accorder un rayonnement jamais connu du poète lorsqu’il habitait encore avec sa famille, rue Laval, Louis Dantin allait définir la manière dont on aborderait Nelligan pendant plusieurs décennies. « Il a joué un rôle de mentor, puis de passeur, selon Pascal Brissette, professeur au Département des littératures de langue française, de traduction et de création à l’Université McGill. Pendant près d’un demi-siècle, on ne saura plus comment parler autrement de Nelligan, jusqu’à ce que Luc Lacourcière, un professeur de l’Université Laval, propose une oeuvre complète en 1952 chez Fides, et l’élabore de manière scientifique. » Car Dantin n’avait pas publié la totalité de son oeuvre, certains poèmes avaient été écartés, d’autres éparpillés, sans compter les poèmes écrits sous des noms d’emprunt, dont Émile Kovar.

Le poète de la rupture

Les façons de traiter de la vie et de l’oeuvre de Nelligan seront multiples à partir de la Révolution tranquille, mais le poète avait, à son époque, opéré lui aussi une petite révolution. Ses références, françaises, mais aussi américaines (dont Edgar Allan Poe), sont certes identifiables, mais sa singularité demeurait tout de même évidente, autant sur le plan esthétique que sur le plan thématique.

« Contrairement aux poètes Louis Fréchette (1839-1908) et Octave Crémazie (1827-1879), Émile Nelligan n’était pas du tout animé par un patriotisme canadien-français, affirme Claude La Charité, lui-même écrivain (L’oeil de l’ermite). Il aspire à quelque chose d’universel, et en le lisant en traduction, on aurait sans doute du mal à reconnaître qu’il est francophone. Soir d’hiver donne l’impression d’avoir été écrit par un Russe ou un Scandinave. »

O how the snow has snowed !

My window-pane’s a yard of frost !

O how the snow has snowed !

What is this will to live my most

Despite the pain in me, in me !

And all the ponds lie frozen.

My soul is dark : where do I live ? Where do I go ?

All my hope lies frozen :

I am the new Norway

from which fair skies have disappeared.

Mourn, you February birds,

mourn tha evil chill of all.

Mourn, you February birds,

mourn my tears, mourn my roses

up in the boughs of the juniper tree.

O how the snow has snowed !

My window-pane’s a yard of frost !

O how the snow has snowed !

What is this will to live my most

With all the pain in me, in me !

« Winter Evening », traduction anglaise de « Soir d’hiver » tirée de « Ship of Gold: The Essential Poems of Émile Nelligan », traduits par Marc Di Saverio, Signal Editions, Montréal, 2017, 140 pages

Au fil des décennies, cette singularité n’arrivait pas à convaincre tout le monde, plusieurs réduisant l’oeuvre de Nelligan à celle de plagiaire… de talent. Pascal Brissette, auteur de l’essai Nelligan dans tous ses états, s’y refuse. « Il s’inscrit dans cette grande lignée de poètes maudits. Non, il ne fait pas que copier Verlaine ou Rimbaud, il s’en inspire, et renouvelle la littérature de son temps. D’ailleurs, la publication du premier recueil de Nelligan représente le symbole de la première pierre de la littérature québécoise moderne. »

Jusqu’à sa mort, en 1941, des admirateurs le visitaient en espérant de nouveaux poèmes, ou l’entendre réciter ses plus célèbres. Dans la seconde moitié du XXe siècle, une autre renaissance a été possible pour Nelligan. Il fit l’objet de biographies et d’analyses qui ont remis son oeuvre en perspective, grâce entre autres à Paul Wyczynski (Émile Nelligan. Biographie) et Jean Larose (Le mythe de Nelligan). Les plus grands interprètes (Monique Leyrac, Claude Léveillée, Claude Dubois) ont chanté ses poèmes, et la vie de l’écrivain est devenue un opéra signé Michel Tremblay et André Gagnon, créé il y a 35 ans et maintes fois revisité depuis. « L’oeuvre de Nelligan a non seulement une valeur historique, mais on pose sur elle d’autres lunettes d’approche depuis la Révolution tranquille. Et quand de grandes figures culturelles se l’approprient, cela ajoute à sa légitimité », précise Pascal Brissette.

Le mythe plus accessible que l’oeuvre

Après avoir travaillé comme enseignante de musique pendant 15 ans et fait un retour à l’université en traduction, Geneviève Breton a renoué avec le plaisir de la transmission. Elle conçoit maprofdefrançais, une plateforme « pour apprendre le québécois », offrant un contenu ludique et diversifié aux immigrants voulant s’initier à la langue et à la culture d’ici. Dans une de ses capsules, elle fait découvrir Émile Nelligan à travers Soir d’hiver, « que tout le monde dans [son] entourage connaissait ».

« Ce ne fut pas un franc succès, reconnaît l’enseignante active sur YouTube. Même si je ne suis pas très sensible à la poésie, je peux reconnaître le talent de Nelligan, sa musicalité, sa maîtrise. Si j’utilise de nouveau la poésie, j’irai vers des oeuvres ayant une plus grande résonance sociale, comme Speak White, de Michèle Lalonde, ou les poèmes de Gérald Godin, très inspirés par la langue populaire. »

Cet intérêt relatif, Claude La Charité le sent aussi dans ses cours. « Il y a des jeunes de 20 ans qui s’y reconnaissent, comme moi je me suis reconnu lorsque je l’ai découvert adolescent, une lecture qui a changé ma vie. Ce n’est rien de scientifique, mais je sens qu’au moins un tiers de mes étudiants y sont imperméables, pour ne pas dire déroutés. » Et alors que le déficit généralisé d’attention pourrait favoriser la poésie plutôt que le roman, Geneviève Breton n’en est pas si convaincue, car « le véritable enjeu autour d’un texte n’est pas sa longueur, mais sa densité ».

Quant à la poésie de Nelligan, non seulement elle est dense, mais aussi prophétique, et pas seulement dans Le vaisseau d’or. N’a-t-il pas écrit dans Rêve d’une nuit d’hôpital : « Et je veux retourner au prochain récital / Qu’elle me doit donner au pays planétaire / Quand les anges m’auront sorti de l’hôpital. »

Las d’avoir visité mondes, continents, villes,

Et vu de tout pays, ciel, palais, monuments,

Le voyageur enfin revient vers les charmilles

Et les vallons rieurs qu’aimaient ses premiers ans.

Alors sur les vieux bancs au sein des soirs tranquilles,

Sous les chênes vieillis, quelques bons paysans,

Graves, fumant la pipe, auprès de leurs familles

Écoutaient les récits du docte aux cheveux blancs.

Le printemps refleurit. Le rossignol volage

Dans son palais rustique a de nouveau chanté,

Mais les bancs sont déserts car l’homme est en voyage.

On ne le revoit plus dans ses plaines natales.

Fantôme, il disparut dans la nuit, emporté

Par le souffle mortel des brises hivernales.

« Le voyageur — (À mon père) »

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