Des experts demandent une réglementation de l’usage de la reconnaissance faciale
Certains services de police au Canada utilisent la technologie de reconnaissance faciale pour résoudre des crimes, tandis que d’autres affirment que les préoccupations en matière de droits de la personne et de protection de la vie privée les empêchent d’utiliser ces puissants outils numériques.
C’est cette application inégale de la technologie et les règles souples régissant son utilisation qui poussent les experts juridiques en intelligence artificielle (IA) à demander au gouvernement fédéral l’établissement de normes nationales.
« Jusqu’à ce que nous maîtrisions mieux les risques liés à l’utilisation de cette technologie, il devrait y avoir un moratoire ou une série d’interdictions sur la manière et l’endroit où elle peut être utilisée », soutient Kristen Thomasen, professeure de droit à l’Université de la Colombie-Britannique.
La mosaïque de réglementations sur les technologies biométriques émergentes a créé des situations dans lesquelles le droit à la vie privée de certains citoyens est plus protégé que d’autres.
« Je pense que le fait que différents services de police prennent des mesures différentes soulève des inquiétudes concernant les inégalités et la façon dont les gens sont traités à travers le pays, mais [cela] souligne également l’importance d’une certaine sorte d’action fédérale à prendre », soulève-t-elle.
Les systèmes de reconnaissance faciale sont une forme de technologie biométrique qui utilise l’IA pour identifier les personnes en comparant des images ou des vidéos de leurs visages – souvent capturées par des caméras de sécurité – avec des images d’elles existantes dans des bases de données. Cette technologie entre les mains de la police est un outil controversé.
Les pratiques diffèrent au pays
En 2021, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a conclu que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait violé les lois sur la protection de la vie privée en utilisant la technologie à l’insu du public. La même année, la police de Toronto a admis que certains de ses agents avaient utilisé un logiciel de reconnaissance faciale sans en informer leur chef.
Dans les deux cas, la technologie a été fournie par la société américaine Clearview AI, dont la base de données était composée de milliards d’images récupérées sur Internet sans le consentement de ceux et celles dont les images ont été utilisées.
Le mois dernier, les polices de York et de Peel, en Ontario, ont annoncé avoir commencé à mettre en oeuvre la technologie de reconnaissance faciale fournie par la multinationale française Idemia. Dans une entrevue, l’agent Kevin Nebrija a indiqué que ces outils « contribuent à accélérer les enquêtes et à identifier les suspects plus tôt », ajoutant qu’en termes de confidentialité, « rien n’a changé, car les caméras de sécurité sont partout ».
Pourtant, au Québec, le directeur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Fady Dagher, affirme que la police n’adoptera pas de tels outils d’identification biométrique sans un débat sur des questions allant des droits de la personne à la vie privée.
« Cela va nécessiter de nombreuses discussions avant de penser à sa mise en place », a assuré M. Dagher lors d’une récente entrevue.
Kevin Nebrija a souligné que le ministère avait consulté le commissaire à la protection de la vie privée de l’Ontario pour connaître les meilleures pratiques, ajoutant que les images que la police acquerrait seraient « obtenues légalement », soit avec la coopération des propriétaires de caméras de sécurité, soit en obtenant des ordonnances judiciaires concernant les images.
Bien que la police de York insiste sur le fait que les policiers solliciteront l’autorisation judiciaire, Kate Robertson, chercheuse principale au Citizen Lab de l’Université de Toronto, affirme que les forces de police canadiennes ont l’habitude de faire exactement le contraire.
Depuis les révélations sur l’utilisation par la police de Toronto de Clearview AI entre 2019 et 2020, Mme Robertson a déclaré qu’elle n’est toujours pas au courant « d’aucun service de police au Canada ayant obtenu l’approbation préalable d’un juge pour utiliser la technologie de reconnaissance faciale dans ses enquêtes ».
Selon cette dernière, obtenir le feu vert du tribunal, généralement sous la forme d’un mandat, représente « la norme de référence en matière de protection de la vie privée dans les enquêtes criminelles ». Cela garantit qu’un outil de reconnaissance faciale, lorsqu’il est utilisé, respecte les droits à la libre expression, à la liberté de réunion et d’autres droits consacrés dans la Charte.
Un cadre juridique demandé
Même si le gouvernement fédéral n’a pas compétence sur les forces de police provinciales et municipales, il peut modifier le Code criminel pour y ajouter des exigences juridiques relatives aux logiciels de reconnaissance faciale de la même manière qu’il a mis à jour la loi pour traiter les technologies d’enregistrement vocal qui pourraient être utilisées à des fins de surveillance.
En 2022, les commissaires fédéraux, provinciaux et territoriaux de la protection de la vie privée du Canada ont appelé les législateurs à établir un cadre juridique pour une utilisation appropriée de la technologie de reconnaissance faciale, notamment en habilitant des organismes de surveillance indépendants, en interdisant la surveillance de masse et en limitant la durée de conservation des images dans les bases de données.
Parallèlement, le ministère fédéral du Développement économique a déclaré que la loi canadienne pourrait potentiellement réglementer la collecte de renseignements personnels par les entreprises, en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques.
« Si, par exemple, un corps de police, y compris la GRC, devait sous-traiter des activités utilisant des renseignements personnels à une entreprise privée menant des activités commerciales, ces activités pourraient alors être réglementées par la (Loi), y compris les services liés aux technologies de reconnaissance faciale », a évoqué le ministère.
La Sûreté du Québec a également un contrat avec Idemia, mais ne veut pas commenter la façon dont elle utilise cette technologie.
Dans un communiqué envoyé par courriel, le service de police a déclaré que son « système automatisé de comparaison des visages n’est pas utilisé pour vérifier l’identité des individus ». « Cet outil est utilisé pour les enquêtes criminelles et se limite aux fiches de données des individus dont les empreintes digitales ont été prises en vertu de la loi sur l’identification des criminels », indique-t-il.
Ana Brandusescu, experte en gouvernance de l’IA, affirme qu’Ottawa et les forces policières du pays n’ont pas tenu compte des appels à une meilleure gouvernance, transparence et responsabilité dans l’achat de technologies de reconnaissance faciale.
« Les forces de l’ordre n’écoutent pas les universitaires, les experts de la société civile, les personnes ayant une expérience vécue, les personnes directement lésées », a-t-elle déploré.