Entre désinformation et désintérêt, les défis électoraux à l’ère de l’IA
Mensonges, mésinformation, fausses nouvelles, hypertrucages : en ligne, le vrai devient de plus en plus difficile à départager du faux. Et l’IA amplifie l’impact de la désinformation. Cette technologie devient un acteur central lors d’une année où près de la moitié de la population mondiale est appelée aux urnes.
Un sondage paru en mai dans The Guardian a révélé que 49 % des Américains croient que le taux de chômage est le plus élevé depuis 50 ans aux États-Unis ; dans les faits, ce taux, inférieur à 4 %, s’avère l’un des plus bas depuis un demi-siècle. Et 56 % pensent qu’une récession frappe le pays, alors que son produit intérieur brut est pourtant en croissance.
La déconnexion entre les perceptions répandues et la réalité requiert que les médias « essaient de corriger ces problèmes dès maintenant, en cette période électorale ». « C’est la chose la plus critique », a lancé Betsy Reed, rédactrice en chef de The Guardian US, lors de la conférence Electing Truth: Fair and Accurate Reporting in a Historic Election Year, tenue le 19 juin dernier dans le cadre du congrès Collision, à Toronto.
L’ennui, c’est que le public semble de plus en plus réfractaire à l’idée de s’informer auprès de sources traditionnelles, ce qui complique l’identification et la correction des faussetés et des demi-vérités. L’an passé, le Forum économique mondial pointait dans son rapport le risque de perturbation grandissant de la désinformation sur le fonctionnement de la démocratie.
« Des gens se tournent vers des plateformes partisanes relayant des sources qui ne sont peut-être pas fiables. Alors, comment s’assurer qu’un électeur qui essaie de prendre une décision éclairée reçoive des informations factuelles ? » s’est demandé Julie Pace, rédactrice en chef de l’Associated Press.
Un terreau fertile pour la désinformation
Selon une analyse du Pew Research Center publiée en novembre dernier, la moitié des adultes américains s’informent « au moins parfois » sur les réseaux sociaux. Ces plateformes gagnent aussi en popularité au Québec, même s’il n’est plus possible depuis août 2023 de consulter les nouvelles sur Facebook et sur Instagram en raison de leur blocage par Meta.
Les réseaux sociaux constituent la troisième source d’information principale des Québécois : 38 % des adultes y consultent l’actualité, selon l’enquête NETendances 2023 de l’Académie de la transformation numérique (ATN) de l’Université Laval. Cette même enquête souligne que 31 % des Québécois font confiance aux nouvelles lues sur ces plateformes.
L’IA vient encore plus brouiller les pistes. Sur les réseaux sociaux, l’IA générative facilite la création et le partage d’une désinformation d’apparence crédible. Des campagnes de propagande hyperciblées et propulsées par des algorithmes optimisés peuvent ainsi tenter d’influencer l’opinion publique.
Sur X, les bots, ces comptes automatisés imitant le comportement humain, sont omniprésents. En 2017, ils représentaient près de 8,5 % des utilisateurs totaux de l’ancienne plateforme Twitter, selon un article publié dans la revue spécialisée Communications of the ACM. Ces robots peuvent partager massivement des publications au contenu partial et cibler des groupes d’internautes avec des messages personnalisés pour manipuler leur comportement électoral.
Lors du premier débat des primaires républicaines américaines, l’été dernier, une étude du Digital Media Research Centre de l’Université de technologie du Queensland a montré l’existence d’un « vaste réseau de robots, composé de 1305 comptes uniques, avec une variété de clusters ». Les clusters (grappes) sont des ensembles de robots qui posent des actions similaires et coordonnées afin d’amplifier la diffusion d’un message.
Des fausses informations pro-Trump et conspirationnistes mises en ligne lors de ce débat ont attiré plus de 3 millions de vues. Le manque de modération de contenu sur la plateforme X en fait « un espace sûr pour les théoriciens du complot et la désinformation politique », toujours selon l’étude.
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IA, absentéisme et journalisme
« Une partie de notre travail consiste à contredire les fausses nouvelles, c’est un défi et un travail constants. Que cette désinformation soit amenée par l’IA ou par des plateformes comme TikTok ou autre, la lutte demeure similaire », a expliqué la rédactrice en chef de Vox, Swati Sharma, lors de la conférence qui s’est tenue à Toronto il y a un peu plus d’une semaine.
Elle reconnaît le fléau que constituent les fausses nouvelles amplifiées par l’IA, mais elle demeure optimiste quant à l’intérêt que les électeurs ont pour les enjeux politiques qui les touchent : « Je sais qu’il y a beaucoup de désinformation et que beaucoup de gens y croient. Mais les élections indiennes qui viennent de se dérouler ont montré que des gens ont prêté attention, qu’ils ont voté, qu’ils voulaient vraiment changer des choses dans leur communauté. […] Ça me donne espoir que des électeurs ont un intérêt envers l’information et le processus de vote. »
Environ 642 millions de personnes ont voté lors des récentes élections indiennes, qui se sont conclues le 1er juin avec la réélection de Narendra Modī. Même si le taux de participation a connu une légère baisse depuis le précédent scrutin (66,3 % en 2024 contre 67,4 % en 2019), le commissaire électoral en chef, Rajiv Kumar, considère que les « électeurs ont choisi l’action plutôt que l’apathie, la croyance plutôt que le cynisme et, dans certains cas, le bulletin de vote plutôt que la balle », rapportait l’Agence France-Presse.
Cet optimisme a été nuancé par Julie Pace lors de la conférence du 19 juin dernier : même si l’électeur se rend aux urnes, lui donner envie de mieux comprendre l’actualité politique demeure un défi pour les médias qui peinent à joindre leur audience. Elle a rappelé que la fermeture de médias locaux états-uniens s’accélère, souvent faute de lectorat et de financement. Environ 2,5 journaux y plieraient bagage chaque semaine, selon le rapport annuel 2023 de l’École de journalisme de l’Université Northwestern.
Swati Sharma a aussi expliqué que l’épuisement informationnel (news burnout) qu’elle observe chez les lecteurs contribue au désintérêt envers les médias traditionnels. L’information en continu constamment accessible en un clic fatigue une partie du public, qui perçoit l’actualité comme trop anxiogène ou négative, a-t-elle souligné. « Il est vraiment difficile d’amener les gens à vraiment prêter attention lorsque les nouvelles sont plutôt sombres », a ajouté Mme Pace. Selon le Digital News Report 2023 de l’Institut Reuters, 36 % des répondants évitent « souvent ou parfois » les nouvelles, car des sujets et des textes d’actualité affectent leur humeur.
Face à cet absentéisme, Mme Sharma croit que le journalisme de solutions, même en période électorale, peut aider à redonner aux lecteurs le goût de s’informer. Car, pour elle, les médias « aident les gens à mieux comprendre le monde afin qu’ils puissent contribuer à le façonner ».