Une entente secrète pour indemniser des recherchistes de Radio-Canada

« Ce n’est pas tant le montant que la façon de faire [qui me pose problème]. […] Pourquoi vous imposez la confidentialité alors que c’est de l’argent public ? C’est assez antidémocratique pour un employeur des médias », laisse tomber Joannie, journaliste à la recherche retraitée.
Photo: Valérian Mazataud Archives Le Devoir « Ce n’est pas tant le montant que la façon de faire [qui me pose problème]. […] Pourquoi vous imposez la confidentialité alors que c’est de l’argent public ? C’est assez antidémocratique pour un employeur des médias », laisse tomber Joannie, journaliste à la recherche retraitée.

Plus de 500 recherchistes de Radio-Canada seront finalement indemnisées 25 ans après le dépôt d’une plainte pour discrimination salariale devant la Commission canadienne des droits de la personne, a appris Le Devoir. L’entente hors cour entre le syndicat et le diffuseur public ne fait pas l’unanimité auprès des employées et ex-employées, qui critiquent son caractère ultraconfidentiel et déplorent des retards de paiement de plusieurs mois.

« On dirait un secret d’État pour la sécurité nationale du pays », peste Nancy au bout du fil. En janvier, la journaliste à la recherche a reçu, comme plusieurs de ses collègues, un appel l’informant qu’elle serait indemnisée à la suite d’une entente survenue en août 2023 entre son syndicat et le diffuseur public.

Elle ne se souvenait plus du tout de cette affaire, vieille d’un quart de siècle. Rappelons qu’en 1999, le Syndicat des communications a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant que les recherchistes du diffuseur public — majoritairement des femmes — étaient victimes d’une discrimination salariale fondée sur leur sexe, ce qui contrevient à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ce n’est qu’après une longue bataille judiciaire que les parties ont conclu une entente à l’amiable l’été dernier.

Nancy a appris en début d’année qu’en vertu de cet accord, elle recevrait un remboursement de plus de 2000 $ de son employeur dans les 90 jours suivant la signature d’un engagement de confidentialité. Mais aucun détail ne lui a été divulgué quant au calcul de la somme que la société d’État lui doit. Somme qu’elle a d’ailleurs reçue seulement jeudi, après plusieurs mois de retard.

« Sur le coup, j’ai lu la lettre en diagonale et je l’ai signée. On te présente ça comme une bonne nouvelle, on va te donner de l’argent. Mais quand je l’ai relue, je me suis dit : c’est quoi cette histoire-là ? […] Je ne comprends pas le secret entourant toute cette affaire, pourquoi on a sorti l’armée pour ça ? C’est effrayant ! D’autant plus qu’on parle du diffuseur public qui est censé faire preuve de transparence », s’offusque-t-elle.

L’engagement de confidentialité, dont Le Devoir a obtenu copie, interdit aux personnes concernées de discuter de l’entente ou de partager tout document la concernant. En cas de non-respect, elles devront rembourser le montant versé par Radio-Canada et seront tenues « responsables de tout dommage subi ». Il est même stipulé que l’engagement de confidentialité et le reçu « lient [leurs] successeurs, héritiers et ayants droit ».

Malgré cette omerta, plusieurs personnes ont tenu à se confier au Devoir pour que l’histoire ne reste pas dans l’ombre. Elles ont par contre requis la confidentialité, craignant des représailles de Radio-Canada.

Opacité critiquée

Contactés par Le Devoir, la direction du diffuseur public et le Syndicat des travailleuses et travailleurs de Radio-Canada (STTRC-CSN) — anciennement Syndicat des communications — ont refusé de répondre à nos questions, invoquant les clauses de confidentialité comprises dans l’entente. Impossible donc de connaître le nombre exact de personnes concernées ni le montant total que Radio-Canada doit rembourser.

En 2009, Le Devoir rapportait que 543 personnes étaient touchées par cette plainte et que le syndicat évaluait à l’époque que les sommes en jeu s’élevaient à « plusieurs millions de dollars ».

Le syndicat estime-t-il avoir signé une entente favorable à ses membres ? « Le syndicat n’a rien estimé. Il a signé une entente de confidentialité qui venait clore un litige. C’est tout », a répondu son président, Pierre Tousignant. Il rappelle par ailleurs que le syndicat a l’autorité de conclure des ententes avec le diffuseur public sans avoir à consulter ses membres en amont.

Quant au retard de paiement, M. Tousignant a renvoyé Le Devoir vers Radio-Canada « qui gère l’entente ». Le diffuseur public a indiqué que « tout suit son cours » et qu’il « travaille de concert avec le syndicat pour finaliser le traitement de ceux-ci ».

La confidentialité des informations contenues dans une entente à l’amiable est une pratique courante, mais les employées et ex-employées de Radio-Canada déplorent n’avoir aucune information quant au calcul du montant qui leur est accordé individuellement.

« Ça me lève le coeur comment c’est géré. Ça m’écoeure ! Tu nous fais signer quelque chose comme ça… remplis au moins les conditions. […] Est-ce que je suis surprise ? Non, c’est toujours comme ça à Radio-Canada. C’est la culture d’entreprise », critique Nancy.

Un avis partagé par plusieurs ex-employées qui attendent encore leur paiement.

« Ce n’est pas tant le montant que la façon de faire [qui me pose problème]. […] Pourquoi vous imposez la confidentialité alors que c’est de l’argent public ? C’est assez antidémocratique pour un employeur des médias », laisse tomber Joannie.

Journaliste à la recherche retraitée, elle n’a toujours pas reçu les 6000 $ que Radio-Canada lui doit, et ce, plus de six mois après avoir signé l’engagement de confidentialité. « Et sans feuille de calcul, j’ignore complètement si cela comprend le montant perdu qui aurait été versé dans le fonds de pension et les intérêts », précise-t-elle.

En plus de critiquer le manque de transparence de son ex-employeur, elle en veut à son ancien syndicat de ne pas avoir partagé les paramètres de l’entente avec ses membres.

« Je n’ai pas de grandes félicitations à faire au syndicat, personne ne nous a tenues au courant », renchérit Emma, une autre ex-employée qui attend encore sa compensation de plus de 2000 $. « J’ai posé des questions sur la manière dont tout cela avait été calculé, mais la personne au bout du fil est restée très évasive. » Selon elle, c’est même grâce au bouche à oreille que le syndicat a pu retrouver d’anciennes employées visées par l’entente.

Les documents obtenus par Le Devoir montrent d’ailleurs une anomalie dans le décompte sur les recherchistes contractuels et temporaires entre 1995 à 1998 par Radio-Canada.

Longue bataille

Le Devoir a analysé plus d’une centaine de documents obtenus par la loi d’accès à l’information auprès du Tribunal canadien des droits de la personne.

Courriels, rapports d’experts, ordonnance de divulgation de la preuve, demandes de délais et échec de la médiation jalonnent cette saga judiciaire qui s’est échelonnée sur 25 années.

Ces documents révèlent que Radio-Canada a tenté à l’époque de nier le problème d’équité salariale qui touchait sept types d’emplois surtout occupés par des femmes et qui devait donner lieu à des redressements salariaux, soit les assistantes à la réalisation radio, les assistantes à la réalisation télé, les sous-titreurs, les documentalistes, les bibliothécaires, les recherchistes et les researcher-programmers, fonction qu’on trouve dans le secteur anglais.

Selon les documents consultés, le Syndicat des communications de Radio-Canada a signalé dès 1995 ces disparités de salaires. La responsable des Ressources humaines de l’époque avait alors soulevé la possibilité d’aborder la question pendant les négociations de la nouvelle convention collective. Or, en 1997, les demandes à ce sujet ont été refusées à la table des négociations, ce qui a mené au dépôt d’une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne en 1999.

« Depuis 1999, soit au moment du dépôt de la plainte, nos calculs montrent qu’à tous les échelons salariaux, les taux de salaire horaire des recherchistes sont inférieurs aux taux de salaire horaire versé au groupe salarial 9 [des techniciens] », indique un rapport d’expertise en équité salariale commandé par le syndicat en 2018 et dont Le Devoir a obtenu copie. Une différence de plus de 13 % avait notamment été soulignée au salaire horaire à l’embauche entre les deux corps de métier.

Dans sa plainte, le syndicat demandait notamment le remboursement de la perte de salaire et des avantages sociaux, et ce depuis 1995. En 2006, un exercice paritaire a été effectué par Radio-Canada afin de rectifier le tir dans ses échelles salariales.

Il est à noter que depuis août 2021, Radio-Canada est soumise à la nouvelle loi fédérale sur l’équité salariale. Les employeurs relevant de la réglementation fédérale ayant au moins 10 employés ont trois ans — donc jusqu’à août 2024 — pour se doter d’un plan d’équité salariale qui sera ensuite révisé périodiquement.

« Avant on n’avait pas de loi au niveau fédéral, il fallait se référer à la Charte canadienne des droits et libertés lorsqu’on constatait des écarts salariaux entre hommes et femmes. Avec la Charte, il faut qu’une plainte soit déposée pour actionner le processus et le fardeau de la preuve revient à la partie plaignante. Là, on a une loi proactive qui a créé l’obligation de ne pas avoir de discrimination salariale et de corriger les écarts s’ils existent. Le fardeau de la preuve revient maintenant à l’employeur. C’est majeur comme changement », souligne le professeur en relations industrielles à l’Université Laval, Yves Hallée, qui a agi en tant qu’expert dans le dossier opposant Radio-Canada et le STTRC-CSN.

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