«Emprisonnées», incursion dans l’univers méconnu des femmes en prison

L’ex-détenue Louise Henry (à droite) est allée chercher Marie Soleil, qui sortait à son tour du pénitencier Leclerc, à Laval. Mme Henry s’est entretenue avec la journaliste Audrey Guiller dans le cadre de son essai «Emprisonnées».
Photo: Jacques Nadeau Archives Le Devoir L’ex-détenue Louise Henry (à droite) est allée chercher Marie Soleil, qui sortait à son tour du pénitencier Leclerc, à Laval. Mme Henry s’est entretenue avec la journaliste Audrey Guiller dans le cadre de son essai «Emprisonnées».

La journaliste Audrey Guiller a fait du bénévolat pendant 11 ans dans la plus grande prison pour femmes de France, à Rennes. En aidant ces détenues à produire un magazine, elle a découvert un univers méconnu, loin des préjugés qui perdurent dans la perception populaire. Elle a rencontré des êtres humains. De vraies personnes qui ont des rêves, des peurs, des blessures. Et non des criminelles finies, tout juste bonnes pour croupir entre quatre murs.

En pleine pandémie, en 2020, Audrey Guiller a eu envie d’approfondir ses recherches sur le système carcéral. Elle a interrogé dix femmes qui ont été envoyées en prison dans autant de pays — y compris la Québécoise Louise Henry, ex-détenue qui a décrit dans un livre son séjour forcé à la tristement célèbre prison Leclerc de Laval.

L’essai Emprisonnées, offert en librairie en France et au Québec, raconte les trajectoires semées d’embûches, marquées par la violence, de mères qui luttent pour leur survie et celle de leurs enfants. On vous révèle tout de suite la conclusion de l’ouvrage de 200 pages : « L’incarcération n’est pas la solution » pour ramener sur le droit chemin des femmes qui commettent des erreurs de parcours.

« La société envoie en prison des femmes qu’elle a échoué à protéger », dit Audrey Guiller, jointe par visioconférence à Rennes, en Bretagne, où elle travaille pour le quotidien Ouest-France et la publication en ligne Mediapart.

Photo: Laurent Guizart Audrey Guiller

Les dix témoignages qu’elle a recueillis — par lettres manuscrites, courriels, téléphone, appels vidéo, messagerie de réseaux sociaux ou même par des représentants d’association à l’étranger — nous touchent droit au coeur. Une lectrice a confié à la journaliste qu’elle a « eu envie de prendre toutes ces femmes dans ses bras » après avoir lu le livre.

C’est le but de l’autrice : susciter l’empathie pour ces femmes brisées, rongées par la culpabilité, qui manquent d’estime pour elles-mêmes. « Je voulais donner à écouter aux lecteurs des voix qui leur sont inaccessibles autrement. Plusieurs éditeurs m’ont dit que personne ne veut lire un livre sur la prison. Je ne suis pas du tout d’accord », dit Audrey Guiller.

Plus de 740 000 femmes et filles (dont certaines dès l’âge de 13 ans) sont détenues dans le monde ; 500 d’entre elles sont condamnées à la peine de mort. Les femmes représentent 6,9 % de la population carcérale sur la planète. Une personne sur trois est emprisonnée sans procès dans le monde.

Princes pas si charmants

L’histoire de Merry Utami, une grand-mère de 48 ans, résume l’esprit du livre. Négligée par ses parents, l’Indonésienne ressent un profond sentiment d’abandon. Ça la rend vulnérable à toutes sortes d’entourloupettes de gens mal intentionnés.

Elle se marie à 16 ans à un homme alcoolique, qui la bat. Ils ont deux enfants. Elle se sépare et rencontre Jerry, un « homme d’affaires » canadien qui prend soin d’elle et la couvre de cadeaux. Mais il n’a rien d’un prince charmant.

Merry a été condamnée à la peine de mort pour avoir « importé de la drogue ». L’Indonésie mène une « guerre » impitoyable contre la drogue. En réalité, Merry n’a rien importé : son conjoint l’a transformée en mule à son insu. Il a caché de la cocaïne dans la doublure au fond d’un sac qu’il lui a demandé de rapporter au pays à partir du Népal.

Comme par hasard, il est revenu de voyage un peu avant sa conjointe. Lorsque Merry se fait arrêter à son retour à Djakarta, elle tente d’appeler son mari. Le téléphone de Jerry est désactivé.

La société envoie en prison des femmes qu’elle a échoué à protéger.

La grand-mère s’en veut à mort d’avoir été si « stupide ». Elle se demande comment elle a pu si facilement tomber dans le panneau. En plus, son fils et sa mère sont décédés pendant qu’elle était en prison. Elle a passé plus de vingt ans derrière les barreaux, dans des cellules surpeuplées, avant d’être graciée par le président indonésien.

« Derrière chaque femme en prison, il y a quasiment toujours un traumatisme lié à un homme. L’inverse n’est pas vrai », souligne Audrey Guiller.

De plus, les hommes emprisonnés comptent généralement sur le soutien d’une mère ou d’une conjointe. L’inverse n’est pas vrai non plus. Il est fréquent que les détenues se fassent abandonner par leur mari et perdent le lien avec leurs enfants. Sans revenus, elles se font saisir leur logement et leurs possessions pendant qu’elles sont derrière les barreaux. Et se retrouvent à la rue à leur sortie de prison.

Pour certaines, un refuge

Audrey Guiller a constaté qu’une part importante des détenues ont commis des délits « de subsistance », comme le vol à l’étalage ou la prostitution pour subvenir à leurs besoins ou à ceux de leurs enfants. Y compris dans les pays riches, où l’égalité entre les hommes et les femmes est pourtant garantie par l’état de droit.

La prison peut même devenir un lieu sûr et rassurant pour bien des femmes. « J’aime la prison. C’est le seul endroit de ma vie avec une routine, une structure, des règles et des limites. En dehors de la prison, ma vie est chaotique », raconte Ina P., une Néo-Zélandaise abandonnée par sa mère et violée par son père, qui s’est démenée toute sa vie contre des dépendances et la violence.

Même au Japon, un autre pays parmi les plus développés du monde, la prison peut représenter un refuge contre la solitude et la pauvreté, notamment pour les retraités. Le quart des personnes détenues ont plus de 65 ans. « Moi-même, il m’arrive de penser que ce serait plus facile de vivre tout le temps en prison », témoigne Kaori T., une Japonaise de 46 ans aux prises avec une dépendance à la drogue.

« En prison, le personnel passe souvent, jour et nuit. Une fois, j’ai eu mal au ventre et je l’ai tout de suite dit aux surveillantes. Elles veillent vraiment sur nous », ajoute-t-elle.

Mauvais traitements

Les détenues ont beau être « logées et nourries » (la plupart du temps), la prison n’est jamais un Club Med. Le sinistre centre de détention Leclerc de Laval, infesté de rats, où les femmes gèlent en hiver et crèvent de chaleur en été, dans un climat tendu, est à l’image d’autres prisons ailleurs dans le monde. Il y en a aussi de bien plus dangereux.

Audrey Guiller précise que l’emprisonnement est légitime pour protéger la société. Elle déplore toutefois que l’incarcération des femmes aille au-delà de la simple privation de liberté : dans bien des cas, les détenues sont humiliées, battues, maltraitées dans le système carcéral.

« Il s’agit d’une déshumanisation, d’une forme de vengeance. A-t-on intérêt à faire souffrir des personnes qui sont cassées ? On sait que ça ne peut pas être efficace », dit-elle. Les systèmes carcéraux efficaces offrent du soutien aux femmes détenues. Elles ont plus besoin de services sociaux que de se faire punir.

Emprisonnées. Dix femmes, dix pays, dix histoires

Audrey Guiller, Éditions Libertalia, 2024, 215 pages.

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