Vers une présidence impériale
En accordant une immunité presque totale au président dans l’exercice de ses fonctions, la Cour suprême des États-Unis marque l’aboutissement d’un long travail de sape du principe des pouvoirs et contre-pouvoirs si cher à la démocratie américaine. Nous voici dans l’ère de la présidence impériale, avec des risques inégalés quand un criminel comme Donald Trump cherche à enfoncer les portes de la Maison-Blanche par tous les moyens.
L’arrêt de la Cour suprême, porté par la majorité de six juges conservateurs, donnera le coup de grâce au procès de Donald Trump pour l’insurrection avortée du 6 janvier 2021. Il y a bien une possibilité de poursuivre au criminel un président sortant, pour des gestes commis en dehors de ses fonctions, mais la Cour suprême ne balise pas le chemin pour y parvenir. Elle s’en est tenue à l’élaboration des grands principes entourant l’immunité présidentielle, renvoyant l’appréciation de la preuve aux tribunaux inférieurs.
Donald Trump est en attente de trois procès criminels séparés, pour avoir tenté d’inverser les résultats de l’élection de 2020, pour avoir tenté d’entraver le processus de certification du vote en Géorgie et pour possession de documents secrets et obstruction aux efforts visant à les récupérer. Au total, 54 accusations lui pendent au bout du nez pour des gestes faits dans la dernière ligne droite de sa présidence honteuse. Les tribunaux devront démêler le fil fin des gestes accomplis par Trump dans l’exercice de ses fonctions, pour lesquels il bénéficie désormais d’une immunité, de ceux qu’il a faits à titre individuel (toujours passibles de poursuites). Aussi bien dire que, de délais en appels, Trump aura la chance d’étirer l’élastique jusqu’au point de rupture du système judiciaire.
Même sa condamnation récente pour 34 infractions criminelles, pour avoir acheté le silence de l’actrice porno Stormy Daniels, pèse dans la balance. Le candidat républicain demande l’annulation de sa condamnation en se basant sur l’offrande de la Cour suprême. Dans l’immédiat, le prononcé de la peine, qui était prévu le 11 juillet, a été reporté au 18 septembre.
Au fond, la Cour suprême vient de décréter que le président est l’équivalent d’« un roi au-dessus des lois » pour la durée de son mandat. L’expression vient de l’une des trois juges progressistes dissidentes, Sonia Sotomayor. Dans ses remarques prononcées séance tenante, elle a prédit des jours sombres pour la démocratie américaine. La juge Sotomayor a fait l’énumération des gestes potentiellement protégés par cette immunité : l’assassinat d’un rival politique par un commando militaire, l’acceptation d’un pot-de-vin en échange d’un pardon présidentiel, l’organisation d’un coup d’État pour s’accrocher au pouvoir.
Le juge en chef, John Roberts, a banalisé ces risques dans son analyse, faisant observer que l’immunité est nécessaire pour éviter que des adversaires politiques règlent leurs comptes par l’entremise des tribunaux d’un cycle présidentiel à un autre. L’argument est faible, dans la mesure où le système judiciaire offre déjà des remparts et des garanties d’indépendance : la présomption d’innocence, le droit à un procès juste et équitable et la validation des accusations par un grand jury formé de citoyens en sont les piliers.
L’idée répandue dans le camp républicain que Joe Biden cherche à régler ses comptes avec son prédécesseur est tordue. La présidence de Donald Trump est unique dans l’histoire par sa turpitude, son immoralité, sa criminalité prouvée hors de tout doute raisonnable dans l’affaire Stormy Daniels. Trump discrédite à la fois ses adversaires, les institutions démocratiques et la primauté du droit. Il corrompt comme il ment. En avançant l’idée que l’immunité encouragera l’exercice d’un mandat présidentiel vigoureux et sans peur, la Cour suprême vient d’offrir à Trump un permis inamovible de salir et d’avilir ses opposants s’il est réélu en novembre prochain.
C’est un projet d’expansion des pouvoirs présidentiels qui arrive à maturité avec cet arrêt. Cinq juges conservateurs à la Cour suprême se sont consacrés à élargir des prérogatives présidentielles lorsqu’ils étaient juristes dans les gouvernements de Ronald Reagan et de George W. Bush. Ce renforcement du concept de présidence impériale survient au pire moment de l’histoire. Le Congrès, instance exsangue et dysfonctionnelle, sera incapable d’opposer un contrepoids valable à la tentation des excès qui viendra avec cette immunité. Le peuple américain, cette courtepointe de division et de polarisation, tient donc l’avenir de la démocratie américaine entre ses mains.
À en juger par la remontée de Trump dans les intentions de vote en général et par son ascendant révulsant sur la base républicaine, on peut dire que le peuple a perdu sa capacité d’indignation, pour ne pas dire sa boussole éthique. Pour couronner le tout, Donald Trump compte sur un allié irremplaçable en cet adversaire sur le déclin, Joe Biden. Le président démocrate ferait mieux de réfléchir à la place qu’il occupera dans l’histoire avant qu’il ne soit trop tard.
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