Le ver est dans le Parlement
Les révélations troublantes d’ingérence étrangère n’étaient finalement jusqu’ici qu’embryonnaires. Le pire était visiblement encore à venir. Ces efforts d’États perturbateurs n’étaient finalement pas menés que par des agents internationaux, mais également domestiques, opérant au sein même de l’enceinte du parlement canadien. Les manoeuvres de déstabilisation ne visaient pas que nos élections, mais aussi le travail et les délibérations de parlementaires ainsi ciblés par leurs propres collègues. Cette saga antidémocratique captive bien moins l’auditoire qu’un film d’espionnage, mais son scénario ne donne pas moins froid dans le dos.
Dans un rapport dévastateur, les membres du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement accusent leurs propres confrères ou consoeurs — sans les nommer ni les dénombrer — d’avoir participé comme collaborateurs « mi-consentants ou volontaires » aux efforts d’ingérence étrangère. Le constat transpartisan confirme en outre l’indolence du gouvernement de Justin Trudeau dans ce dossier, lui reprochant d’avoir ignoré nombre de leurs recommandations depuis maintenant six ans.
Le projet de loi y répondant enfin en partie, le C-70, n’a été déposé qu’au printemps. Les parlementaires des deux Chambres ne reçoivent toujours pas de séance d’information systématique et récurrente quant aux menaces et techniques d’ingérence. Le rapport révèle par ailleurs que les services de renseignement ont beau avoir soupçonné dès 2019 qu’un diplomate chinois devrait être expulsé, Zhao Wei n’a été déclaré persona non grata qu’après que ses tentatives d’intimider le conservateur Michael Chong ont fait les manchettes l’an dernier. À la lumière du document, ce laxisme du gouvernement Trudeau, qui était déjà injustifiable, devient encore plus inacceptable.
Car on y apprend que « quelques parlementaires » ont partagé avec des agents étrangers des informations carrément confidentielles ou alors privilégiées quant aux opinions de leurs collègues, par exemple en sachant que ces derniers seraient ensuite la cible de pressions inappropriées pour les faire changer d’idée. En contrepartie de ces révélations, ces mêmes parlementaires acceptaient, sciemment ou par ignorance volontaire, des « fonds ou des avantages » de la part de missions étrangères ou sollicitaient leur aide pour obtenir l’appui de groupes communautaires. La République populaire de Chine pose la menace la plus importante. L’Inde arrive au second rang, son premier ministre, Narendra Modi, étant soupçonné d’avoir commandé l’assassinat d’un Canadien d’origine sikhe à Vancouver, venant d’être réélu.
À un an, probablement, de la prochaine élection fédérale, les Canadiens seront troublés d’apprendre que certains députés (peut-être même le leur) seraient de connivence avec un État étranger. Ce qu’il restait de leur confiance déjà ébranlée en notre processus électoral vient d’éclater en mille morceaux, qu’il faudra sans délai s’évertuer à recoller.
Le gouvernement a au contraire mis en doute certaines conclusions du rapport et s’en remet aux autorités policières pour la suite, alors que le comité note précisément que certains gestes décelés pourraient être illégaux « mais n’entraîneront probablement pas d’accusations criminelles » puisque le renseignement secret peine à être converti en preuve.
Du côté de l’opposition, conservateurs et néodémocrates ont évité, comme le gouvernement, de s’engager à faire des gestes contre les parlementaires visés. Et le chef conservateur, Pierre Poilievre, dont le parti aurait été la cible d’ingérence lors de deux courses à la chefferie selon le rapport, refuse de se doter d’une cote de sécurité secrète qui lui permettrait d’en consulter une version non caviardée de même que les noms des députés soupçonnés.
Préférant l’avenue de la simplicité, à sommer sans relâche le gouvernement de les identifier publiquement, M. Poilievre choisit convenablement d’ignorer que de telles révélations enfreindraient la Loi sur la protection de l’information tout en mettant en péril les enquêtes en cours ainsi que les méthodes et les sources des services secrets.
Les chefs de partis n’ont toutefois pas pour autant les mains liées. Ils peuvent et doivent tous contribuer pour perturber ces activités d’ingérence, faute de pouvoir les exposer et les éradiquer complètement. En faisant comprendre aux coupables qu’ils n’ont plus leur place au Parlement ni comme candidats lors des prochaines élections.
Les instances des partis doivent en outre urgemment corriger les failles béantes des courses à la chefferie et, plus encore, des processus d’investitures pendant qu’il est encore temps.
L’heure est à l’action multipartite et non plus à la joute politique. Le gouvernement a péché par excès d’inertie, mais les partis d’opposition ne peuvent plus se contenter de le dénoncer. Maintenant que l’ingérence étrangère s’est potentiellement immiscée dans leurs propres rangs, il leur revient à tous de sauver l’intégrité de la démocratie qu’ils prétendent vouloir protéger.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.