Nul n’est à l’abri
C’est un affligeant record. Le nombre de personnes déracinées dans le monde a dépassé la barre des 120 millions en mai. Imaginez tous les Japonais jetés en même temps hors de leur populeux pays, les mains vides. Les plus récents chiffres placent le Japon au douzième rang mondial pour la population ; ça fait beaucoup de vies brisées à recoller. Beaucoup trop au regard des ressources que l’on a daigné consacrer jusqu’ici à ce défi titanesque.
Par effet de cascades, ces crises lointaines débordent jusque dans notre cour. À preuve, le Canada fait cette année une apparition remarquée dans le haut du classement du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Et pas des moindres. Dans ce rapport sur la situation des déplacements forcés dans le monde tout juste publié, il a nouvellement sa place dans le top cinq des pays dotés d’un système de détermination du statut de réfugié ayant reçu le plus grand nombre de demandes d’asile en 2023. Derrière les États-Unis, l’Allemagne, l’Égypte et l’Espagne.
N’en déplaise au premier ministre Justin Trudeau, cet afflux dopé aux instabilités croissantes nourrit bel et bien une déroute migratoire dont les effets déchirent les Canadiens et les Québécois. Notre système d’accueil n’est pas adapté aux défis du jour, encore moins à ceux de demain. Car si le Canada a enregistré un pic de demandes d’asile à 146 800 en 2023, 2024 annonce un nouveau sommet. Plus de 62 000 demandes ont déjà été traitées au cours des quatre premiers mois de 2024, contre un peu moins de 38 000 durant la même période l’an dernier.
On apprend aussi que le Canada se taille une place à part dans la « réinstallation » des réfugiés les plus à risque. En 2023, plus de 158 700 réfugiés ont été « réinstallés » dans le monde, dont près de 51 100 ici même. C’est près du tiers ! L’effort est immense pour un pays aussi peu populeux que le nôtre. Mais il reste une goutte d’eau dans une mer agitée comptant à elle seule deux millions de destins brisés à réinstaller d’urgence.
Cet effort colossal à notre échelle, on le soutient fort mal au quotidien. François Legault abuse peut-être de l’hyperbole en criant à la « crise humanitaire » au Québec, reste qu’il voit, lui, nos actions sans fard ni faux semblant, y compris leur part d’échecs cuisants. Pas une semaine ne passe sans que nos manchettes fassent état d’exemples cruels attestant notre incapacité à prendre décemment en charge les migrants qui frappent à nos portes. Sans compter ceux qu’on fait patienter au purgatoire, au gré d’un long processus aussi frustrant que paupérisant.
Au nom de la justice naturelle et d’une décence élémentaire dont on semble avoir perdu les clés, il faudrait arriver à faire mieux, à défaut de pouvoir faire plus. Car ici, comme ailleurs dans le monde, le déracinement forcé ne cesse de croître. Et avec lui, une surenchère de sécurisation de la migration, qui nourrit la peur et l’oppression, bêtes noires d’un climat social qui va déjà à vau-l’eau.
Il faudra bien y répondre si on ne veut pas être submergé. Il y a dix ans, 1 personne sur 125 était déplacée de force. Une personne sur 69 est maintenant déracinée de la même manière.
L’instabilité climatique est prépondérante dans ce va-et-vient forcé, ce qui ajoute un argument de poids à la nécessité de s’engager dans une transition juste et durable. À la fin de 2023, près de trois personnes déracinées sur quatre vivaient dans des pays où l’exposition aux risques liés au changement climatique était élevée, voire extrême. La multiplication des conflits est aussi cruciale. Près d’une personne déracinée sur deux vivait dans un pays où elle était exposée à un conflit pendant la même période.
L’été dernier, on se désolait dans cette colonne du fait que le monde était devenu le théâtre d’un nombre exceptionnel de conflits (56 en 2020), du jamais vu depuis le début des années 1990. Il aurait fallu tendre vers mieux, mais on a plutôt réussi à faire pire. La semaine dernière, l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo nous apprenait que le compteur s’est arrêté à 59 conflits en 2023. Du jamais vu depuis la fin de la guerre froide, calcule-t-il dans son rapport.
Dans l’ombre des guerres ultramédiatisées de Gaza et d’Ukraine, on oublie que les flambées de violence au Soudan auront en effet provoqué l’une des plus grandes crises humanitaires et de déplacement au monde avec plus 7,2 millions de déplacés l’an dernier. L’escalade de la violence au Myanmar aura quant à elle entraîné le déplacement de plus de 1,3 million de personnes à l’intérieur du pays, à la fin 2023.
Ces chiffres font le récit de millions de tragédies humaines dont il est trop facile d’oublier la singularité.
Par-dessus tout, ils racontent notre échec collectif à maintenir la paix et la sécurité dans le monde, les déplacements forcés en étant la conséquence directe indiscutable. C’est en priorité à ces causes profondes que nous devons nous attaquer, et ce, dans un esprit de coopération que seul un multilatéralisme vivifié peut encore sauver. Pour peu qu’on s’attelle à réinventer ses codes.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.