Un nocif imbroglio démocratique

Les enquêtes sur les activités d’ingérence étrangère se multiplient, les rapports s’additionnent, mais, loin d’apaiser les inquiétudes quant à leur portée tentaculaire, les informations parcellaires que révèlent ces alarmantes conclusions ne laissent finalement les électeurs que plus décontenancés encore. Et aucunement rassurés. Un doute que s’entêtent pernicieusement à cultiver les partis politiques, sans se soucier d’ainsi semer d’insidieuses conséquences démocratiques.

La séance parlementaire s’est terminée cette semaine à l’ombre de ce fracassant rapport d’un comité d’élus et de sénateurs ayant inféré que certains de leurs confrères auraient collaboré aux efforts d’ingérence d’États étrangers. Sitôt ce constat est-il tombé que la récupération politique entourant ce dossier s’est de nouveau enflammée. Et dans son sillon s’est propagé un nuage encore plus opaque de confusion.

En effet, à la suite de leur lecture d’une version non caviardée du document, les chefs du Parti vert et du Nouveau Parti démocratique, Elizabeth May et Jagmeet Singh, n’ont rien permis d’éclaircir. Bien au contraire.

La première s’est dite soulagée, n’ayant « aucune inquiétude » sur le fait qu’un élu siégeant actuellement aux Communes ait « sciemment » saboté les intérêts du Canada. Le second s’est dit résolument « alarmé », convaincu que des collègues auraient en effet été des « participants mi-consentants ou volontaires ». À croire qu’ils n’ont pas lu le même document. Ou surtout qu’ils ne partagent pas la même définition de l’ingérence étrangère ou de la notion de collaboration. Quel était donc l’intérêt de miner encore davantage la confiance citoyenne ?

Le premier ministre, Justin Trudeau, y a ajouté son grain de sel, en demandant à M. Singh — ainsi qu’à tout autre chef de parti — d’éviter de conclure, comme il l’a fait, qu’aucun membre de son équipe n’est ciblé par ces manoeuvres subreptices.

Face à toute une palette de nuances de gris, propres à la sournoiserie de l’influence clandestine, qui n’est pas toujours corroborée hors de tout doute, nul ne sait y voir clair. Le public, étourdi, encore moins.

Le chef conservateur, Pierre Poilievre, quant à lui, préfère l’aveuglement volontaire. Qu’il décline la possibilité de s’enquérir des soupçons visant possiblement des membres de son propre caucus et assurément les courses à la chefferie de son parti est non seulement inexplicable, mais irresponsable. Un jour, il lui faudra expliquer, comme possible prochain premier ministre, ce refus d’obtenir une cote de sécurité très secrète.

Ses adversaires ne sont toutefois pas pour autant exempts d’excès de partisanerie. Bien qu’il ait raison de dénoncer cet entêtement du chef conservateur, Justin Trudeau n’est pas dispensé de trouver le moyen de rassurer enfin les citoyens. Les craintes de Jagmeet Singh, à la suite de sa lecture du rapport intégral, auraient paru plus sincères s’il s’était abstenu d’attaquer ses rivaux par la même occasion.

Le Bloc québécois a fait oeuvre utile en soumettant l’idée, acceptée de tous sauf des verts, de confier ces nouvelles suspicions à la commission d’enquête publique de la juge Marie-Josée Hogue. Les partis politiques ont maintenant trop souvent démontré qu’ils sont incapables de s’élever au-dessus de la mêlée partisane pour le bien de la démocratie.

La commissaire regrettait cependant, dans son rapport provisoire, les « délais serrés » imposés à son déjà vaste mandat. Elle doit s’en désoler d’autant plus aujourd’hui.

La juge Hogue a en outre prévenu qu’elle ne dévoilerait pas plus que le gouvernement les noms des parlementaires soupçonnés, au grand dam des partis d’opposition. La commissaire cite le droit de quiconque à un procès juste et équitable. Rappelons qu’il en va également de la protection des méthodes et des sources d’espionnage, puisque révéler tout soupçon divulgue du même coup la technique utilisée ou l’agent surveillé pour le déceler. Même le simple fait de s’avouer préoccupé ou non peut aiguiller un État étranger, prévenait le commissaire au renseignement, Simon Noël. C’est dire la complexité de démêler publiquement toutes ces allégations, auxquelles s’ajoute maintenant l’Algérie, qui ciblerait ici ses ressortissants kabyles, selon Radio-Canada.

Les citoyens n’en auront donc malheureusement peut-être jamais le coeur net, eux non plus. Il est à espérer que leur confiance en nos institutions et en nos processus démocratiques pourra malgré tout être restaurée.

Pour ce faire, les partis politiques doivent avoir la sagesse de s’allier pour convenir de leur assurer que des fautifs au sein de leur équipe ne seront pas candidats aux prochaines élections. Et s’en remettre à la commissaire Hogue afin qu’elle leur recommande les pare-feu nécessaires pour la suite.

Par opportunisme politique, les élus ont précipité l’adoption du projet de loi C-70, à la fois incomplet et potentiellement excessif, qui aurait exigé une étude nettement plus exhaustive. La joute parlementaire étant maintenant suspendue pour l’été, il est temps de dépolitiser la santé de notre démocratie.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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