Le modèle des CPE, éraflé par le temps

Avec cette série, l’équipe éditoriale remonte aux sources d’un modèle québécois qui bat de l’aile dans l’espoir d’en raviver les premières étincelles, celles qui ont permis à notre nation de se distinguer des autres. Aujourd’hui : les centres de la petite enfance.

Novembre 1996. Au terme de son Sommet sur l’économie et l’emploi, qui a réuni des acteurs de tous les horizons autour de la table, le premier ministre du Québec Lucien Bouchard parle de la « magie » qui a opéré. Sous sa baguette, plusieurs chantiers de réformes ont été lancés, dont un projet destiné aux familles, plus spécialement aux femmes et aux enfants. Quelques semaines plus tard, le 23 janvier 1997, la ministre de l’Éducation et de la Famille, Pauline Marois, présente sa nouvelle politique familiale. En plein centre de celle-ci se trouve une idée qui a fait la fierté du Québec : les services de garde à prix modique.

Le projet révolutionnaire, lancé par M. Bouchard et mis en oeuvre par « la mère des CPE », Pauline Marois, vise à offrir une meilleure conciliation travail-famille et une plus grande égalité des chances pour le 1,6 million d’enfants québécois de l’époque. Observé avec envie par d’autres nations, le système de places de garderie à 5 $ par jour n’est pas lancé seul. Le livre blanc Les enfants au coeur de nos choix promet aussi l’avènement des maternelles à temps plein pour les 5 ans, l’instauration d’une allocation familiale unifiée et la bonification du régime parental. Le tout se joue sur fond d’austérité financière, car le Québec dirigé par Lucien Bouchard a mis le cap sur l’équilibre budgétaire avec un objectif de déficit zéro soutenu par une loi.

La mission d’origine puise dans la formation de travailleuse sociale de Mme Marois, qui affirme s’être inspirée du modèle des garderies communautaires, entre autres, pour créer le sien. Cette politique familiale marque une forme de renversement de tendance, où le soutien à la famille ne passe plus seulement par une transaction financière, mais par la mise en place d’un filet de protection sociale favorisant la présence des femmes sur le marché du travail et le développement des enfants, peu importe leur milieu. L’objectif est alors de 200 000 places en garderie.

L’audace de cette politique progressiste tranche avec les politiques natalistes du passé, dont l’objectif était notamment de favoriser les familles nombreuses. Le contexte social a changé. La politique sociale-démocrate promulguée par le Parti québécois met l’accent sur l’épanouissement des enfants et le bien-être des parents, surtout celui des mères. Le tout dans un contexte de déficit public. C’est un coup de maître.

L’effet CPE se fait rapidement sentir. Avidement scruté entre autres par l’économiste Pierre Fortin, le système universel de services de garde à bas tarif lancé en 1997 a des conséquences jugées spectaculaires sur l’utilisation des services et le taux d’activité des mères de jeunes enfants. De 66 % qu’il était en 1998, le taux d’activité des femmes de 20 à 44 ans ayant des enfants âgés de 0 à 5 ans bondit à 79 % en 2014, selon une étude de M. Fortin datant de 2017. L’économiste y voit un effet direct du coût modique du service — qui est passé à 7 $ par jour en 2014 —, qui constitue tout au plus 6 % du revenu médian des femmes dans certaines villes québécoises étudiées, contre 29 % de leur revenu ailleurs au Canada, ce qui diminue le recours aux places en garderie.

Le modèle bat-il de l’aile aujourd’hui ? Force est d’admettre que oui. Sous les libéraux de Philippe Couillard, le prix unique a été aboli, pour faire place à une modulation des tarifs en fonction des revenus familiaux. La porte fut grande ouverte au privé. Sous un gouvernement caquiste, la valse des places en garderie s’est poursuivie jusqu’à l’engagement, en 2021, avec le Grand chantier pour les familles, de créer 37 000 nouvelles places subventionnées de garderie d’ici au printemps 2025. Les données les plus récentes (avril 2024) montrent que sur les 303 800 places de garderie que compte le Québec, le tiers est en CPE. Le gouvernement calcule que 80 % des places sont subventionnées. Et que 31 000 enfants sont en attente d’une place.

Et la qualité des services diminue grandement. Dans un rapport dévastateur diffusé en mai dernier, la vérificatrice générale du Québec (VG) a constaté que 29 % des services de garde du Québec n’atteignent pas les normes de qualité fixées par le ministère de la Famille. En outre, celui-ci est accusé de faire des suivis « insuffisants » et « inefficaces » auprès des établissements délinquants. Les taux d’échec à l’évaluation de la qualité éducative ont atteint 59 % en 2022-2023 dans les garderies privées non subventionnées, et 57 % dans les subventionnées. La piètre affaire.

Interviewée par La Presse canadienne il y a quelques jours en marge d’un panel sur la politique familiale, Pauline Marois s’est inquiétée de la présence d’enfants sur des listes d’attente et des piètres résultats du réseau en matière de qualité. « C’est inacceptable, ce qu’on constate maintenant », a-t-elle dit lors de la conférence, appelant le Québec à convertir plus de garderies privées en CPE. La « mère des CPE » a parfaitement raison. Il est désolant, pour ne pas dire plus, d’assister à une dégringolade dans la qualité des services rendus aux tout-petits. Il s’agit là d’un triste détournement de la mission initiale.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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