McKinsey, la pointe de l’iceberg

Le Canada en a-t-il pour son argent en matière d’octroi de contrats à des firmes privées ? Après avoir conclu de manière retentissante à l’inaptitude et à l’indolence de nombreux ministères, organismes fédéraux et sociétés d’État, l’analyse de la vérificatrice générale du Canada sur la firme-conseil McKinsey & Company laisse entendre que non. L’utilisation des ressources n’est pas le moins du monde optimale, et le Canada fait fi de ses propres règles d’octroi des contrats.

Le rapport dévoilé la semaine dernière par la vérificatrice Karen Hogan est inquiétant. Dans un univers gouvernemental fédéral où la fonction publique ne cesse de croître, les citoyens sont en droit de se demander pourquoi ils paient sans compter deux fois plutôt qu’une : au privé et au public ! Si des ministères et des organes fédéraux ont besoin de recourir aux services professionnels d’entreprises privées pour les épauler dans la gestion de leurs ressources, les règles de bonne gouvernance exigent que le besoin soit clairement établi, que les règles d’octroi des contrats soient respectées et que l’argent soit dépensé aux fins prévues.

Après avoir examiné les liens contractuels liant la firme américaine McKinsey & Company et le gouvernement fédéral, Karen Hogan conclut qu’il y a de fréquentes entorses à ces règles de base. Pire : rien ne lui permet de conclure que ce non-respect des politiques n’est pas généralisé à l’ensemble des contrats. McKinsey, avec ses 209 millions de dollars de contrats octroyés entre 2011 et 2023, ne compte après tout que pour 0,27 % de la tarte complète des sommes payées à l’ensemble des fournisseurs de services. Ce ne serait donc que la pointe de l’iceberg.

Ce rapport qui choque pointe ses projecteurs sur l’indolence des sociétés et des ministères fédéraux, qui ont parfois littéralement organisé les règles du jeu afin qu’elles ne conviennent qu’à McKinsey. Les justifications nécessaires pour soutenir les appels d’offres n’étaient pas toujours présentes. Les évaluations visant à convaincre du choix de McKinsey n’étaient pas toujours convaincantes. Les politiques d’attribution des services professionnels n’étaient pas toujours respectées.

La vérificatrice n’a émis qu’une seule recommandation en fin de rapport, et elle porte sur les conflits d’intérêts. Mais elle enjoint aux organismes visés de mettre en oeuvre les suggestions édictées par d’autres examens internes, dont ceux du Bureau du contrôleur général du Canada, de cinq des dix sociétés d’État et du Bureau de l’ombudsman de l’approvisionnement. Si le mot indolence revient souvent pour qualifier les actions du gouvernement fédéral en matière de gestion des finances publiques, c’est qu’il ne semble ni respecter ses propres règles en la matière ni non plus se conformer aux exigences qu’on lui soumet. Les rapports qui l’ont noté s’accumulent, rien ne change.

McKinsey a soulevé beaucoup d’intérêt, car le recours à ses services a crû de manière importante sous le règne de Justin Trudeau. L’ex-patron de la firme, Dominic Barton, avait dû établir son absence de liens privilégiés avec le premier ministre. Comme le Conseil du Trésor l’avait conclu avant elle, la vérificatrice n’a pas décelé d’ingérence politique dans le dossier McKinsey.

À la nonchalance du fédéral dans sa gestion des contrats privés s’additionne le fait que 110 000 fonctionnaires se sont ajoutés aux effectifs des ministères et des organismes fédéraux depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau, en 2015. Il s’agit d’une augmentation de 42 %, selon des données du Conseil du Trésor publiées par La Presse au début de mai. Interrogé, le directeur parlementaire du budget y affirme son étonnement face à « l’augmentation continue et soutenue de la taille de la fonction publique » et à la hausse des dépenses en personnel. En parallèle, le recours aux services professionnels et spéciaux a explosé, pour atteindre « un niveau record de 21,6 milliards de dollars », note-t-il dans le Budget supplémentaire des dépenses 2023-2024. Les deux cagnottes gonflent. Les services efficaces aux citoyens et la productivité du gouvernement fédéral ne font pas pour autant la manchette.

En avons-nous pour notre argent ? Si la réponse était oui, il n’y aurait pas de fiascos nommés We Charity et ArriveCAN ou de ratés administratifs fédéraux sans cesse rapportés par les médias et plaçant les citoyens dans des positions inacceptables, et ce, malgré la prolifération des employés fédéraux censés rendre des services essentiels. La dépense ne garantit en rien l’efficacité. L’audit de la vérificatrice Karen Hogan fournit suffisamment de matière pour que les libéraux de Justin Trudeau revoient leurs pratiques de gestion internes et se conforment à leurs propres politiques. La bonne gestion des finances publiques semble ennuyer ce gouvernement au point qu’il bafoue les règles, mais les électeurs sont en droit d’attendre un usage optimisé des fonds publics auxquels ils contribuent.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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