Au gré d’un pont

Précieux alliés en politique, les avis d’experts permettent souvent au moment opportun de gagner du temps. Ils ont en revanche le fâcheux défaut de ne pas toujours livrer par la suite le verdict espéré. François Legault doit ainsi regretter d’avoir lui-même commandé la dernière rebuffade servie par CDPQ Infra à son projet de troisième lien routier. Ces rapports externes ont cependant l’autre cynique avantage de pouvoir être aisément — et instantanément — ignorés.

À l’analyse exhaustive de 1000 documents et de 90 heures de consultation, résumée dans le rapport de 140 pages de CDPQ Infra présenté mercredi, la Coalition avenir Québec (CAQ) préfère son clientélisme entêté, afin de retenir au sein de son caucus ses élus de la région de Québec et dans son giron électoral leurs commettants. Pour un premier ministre qui plaisantait en disant souhaiter retrouver sa boussole, François Legault semble plutôt préférer conserver sa girouette.

Car l’exercice de contorsionniste était de niveau olympique jeudi, le premier ministre et sa ministre des Transports, Geneviève Guilbault, trouvant le moyen de justifier la relance du projet en brandissant un nouvel argument — celui de la sécurité économique — jusqu’ici écarté. Le troisième lien, promis par la CAQ depuis 2018 avant d’être abandonné l’an dernier puis ressuscité au lendemain d’une défaite amère lors de la partielle dans Jean-Talon, ira donc de l’avant.

Une contradiction d’autant plus discordante que le ministre de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, s’évertue à convaincre les Québécois (et certains de ses collègues, manifestement) de l’urgence de décarboner le Québec. Pendant qu’il évoque la nécessaire décroissance du parc automobile québécois, son gouvernement s’engouffre dans l’étalement de l’auto solo. Et ce, bien que CDPQ Infra souligne que le secteur des transports est responsable d’environ 70 % des émissions de gaz à effet de serre dans la région de Québec, contre 43 % à l’échelle nationale.

Le gouvernement Legault se range heureusement — en partie — derrière l’ambitieux réseau de transport structurant proposé pour Québec et ses banlieues, à commencer par la construction d’un tramway auquel se greffera peut-être le service rapide par bus préconisé par CDPQ, mais pour lequel le premier ministre veut d’abord consulter les maires concernés de Québec et de Lévis. Espérons qu’il les convainque de l’approuver. Ses tergiversations ont déjà fait perdre six ans au projet de tramway, qui vient enfin d’aboutir sur une mouture fort semblable à sa première.

Il est à souhaiter que ce Circuit intégré de transport express (CITE) ne soit pas à nouveau plongé dans l’incertitude par le dogmatisme du chef conservateur Pierre Poilievre, qui s’est empressé de prévenir qu’il n’investirait « pas une cenne d’argent fédéral » dans un tramway pour Québec s’il est élu premier ministre du Canada l’an prochain, comme le prédisent pour l’instant les sondages. Une déconcertante lutte pour la mobilité durable, de la part d’un chef qui doit pourtant se défaire de cette étiquette de réactionnaire à la cause environnementale et qui prétend de surcroît respecter davantage les champs de compétence et les décisions du Québec.

Pour justifier la construction promise d’un pont autoroutier, François Legault écarte les 13 pages du rapport de CDPQ Infra détaillant qu’un troisième lien routier « ne peut pas être justifié du point de vue de la mobilité ». La réduction des débits de véhicules sur les ponts existants serait minime, l’économie de temps de déplacement aussi (en moyenne 5 minutes), et les automobilistes empruntant le nouveau pont se heurteraient à leur tour en arrivant à Québec à la congestion d’axes routiers déjà saturés.

Qu’importe, CDPQ Infra cite aussi, dans cinq petits paragraphes, les préoccupations de « plusieurs intervenants » (des représentants de l’industrie, du transport collectif, mais également des élus) quant à la « sécurité économique et de transport de marchandises » dans l’éventualité où le pont Pierre-Laporte se retrouverait fermé pour des travaux ou par une urgence.

Un « risque » qui n’avait pas été retenu lorsqu’évoqué par le ministre François Bonnardel, à l’époque où il était aux Transports, mais qui est soudainement aujourd’hui jugé comme « important ». Et auquel la CAQ refuse de voir des solutions de remplacement, comme l’abaissement du tablier du pont de Québec, tel que suggéré par une étude ressortie par le gouvernement fédéral, afin d’y permettre là aussi le transport par camion.

Rien n’y fait. François Legault préfère un troisième et nouveau pont à l’est des centres-villes de Québec et de Lévis, qui sera populaire auprès de ces électeurs, espère-t-il, même s’il ne s’est pas mérité la faveur de CDPQ Infra, qui a rejeté ce corridor tout comme les cinq autres étudiés dans son rapport.

Il en faudrait moins pour cimenter le cynisme des résidents de Québec, de ses banlieues, et de l’ensemble des Québécois. Mais M. Legault, lui, se félicite d’avoir eu « l’humilité » de s’avouer vire-capot.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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