Un formulaire en échange d’un toit

Mélangez un fort volume de demandeurs d’asile atterrissant au Québec avec une capacité d’hébergement pressurisée. Ajoutez-y une bonne dose de rigidité administrative. Vous obtiendrez alors des situations inhumaines et indignes de ce que le Québec a à offrir. C’est un tel scénario d’indignité qui attendait Henry Aguamba, sa femme, Tessy, et leurs trois enfants à leur arrivée à Montréal à la fin d’avril. Notre journaliste Lisa-Marie Gervais a relaté la première nuit de cette famille nigériane venue chercher refuge au Québec. Parce qu’elle n’avait pas le sacro-saint accusé de réception exigé par l’organisme chargé de son accueil, elle a dû dormir devant une bouche de métro.

La famille a connu l’adversité dans son pays d’origine. L’été dernier, alors qu’elle était en route vers l’ambassade à Abuja, capitale nigériane, en quête des visas nécessaires pour sortir du pays, la famille a été brutalement attaquée. L’aînée des trois enfants, âgée de 10 ans, a reçu une balle dans la colonne vertébrale. Devenue paraplégique, elle se déplace désormais en fauteuil roulant.

On présume que c’est une terre d’accueil bienveillante qu’on recherche quand on fuit son pays. Lors de son arrivée à l’aéroport montréalais, la famille Aguamba, craignant d’être renvoyée là d’où elle venait, a fait l’erreur de ne pas immédiatement demander l’asile à un agent frontalier. Sans le savoir, elle venait de mettre le pied dans un bourbier administratif aberrant.

Sans parenté ni amis au Québec, dépourvus d’argent, les membres de la petite famille ont ensuite essuyé un refus lorsqu’ils se sont présentés en bonne et due forme à la porte du Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA) parce qu’ils ne disposaient pas de preuve officielle confirmant leur statut. On les dirigea vers un site Internet, avec pour mission d’obtenir un accusé de réception censé ouvrir les portes d’un hébergement décent. Recalée de la sorte, la famille s’est retrouvée près de la bouche du métro Bonaventure, sous la pluie, une nuit entière. L’organisme qui l’a finalement recueillie le lendemain a raconté que ce scénario n’était pas inédit. Chaque semaine, des demandeurs d’asile se heurtent à des portes closes.

On se rappellera qu’en février dernier, quatre ministres du gouvernement de François Legault avaient fait une sortie médiatique en prévenant que le flot incessant des arrivées au Québec allait finir par créer une « crise humanitaire ». Il y avait un peu de théâtre dans leur envolée destinée à convaincre Ottawa de freiner le flux des entrées, mais force est d’admettre que ce que la famille Aguamba a vécu s’apparente au début de ce qu’on peut appeler une crise humanitaire.

Conjuguée à un manque criant de logements laissant de plus en plus de Québécois à la rue, l’arrivée massive de demandeurs d’asile au Québec crée une pression insoutenable sur les organismes de soutien aux nouveaux arrivants, spécialement en hébergement. Le PRAIDA, chapeauté par le ministère de la Santé, a bel et bien pour mission « d’accueillir et de soutenir les demandeurs d’asile dans leur établissement au Québec, dans le respect de leur dignité et de leurs droits », mais le rapport annuel 2022-2023 fait état d’un flux inédit d’arrivées au Québec qui met à mal la capacité d’hébergement de 1200 places.

Il y a un bon moment que le Québec s’indigne à juste titre de l’apathie d’Ottawa dans ce dossier. Les deux gouvernements se disputent sur les chiffres, au point où cette querelle a paralysé les actions sur le terrain. La famille Aguamba en a vécu le contrecoup à la dure.

Québec affirme qu’en 2023, il a reçu plus de 65 000 des quelque 144 000 demandeurs d’asile entrés au Canada, soit 45 % de la totalité. Des données ouvertes d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) consultées par Le Devoir montrent une autre réalité, avec environ 35 % des entrées associées au Québec. L’écart s’expliquerait essentiellement par le fait qu’une proportion des demandeurs d’asile bel et bien entrés au Québec vogue ensuite vers d’autres provinces, dont l’Ontario.

Les ministres de l’Immigration des provinces et leur homologue fédéral, Marc Miller, ont convenu la semaine dernière de créer un comité fédéral-provincial dont la mission sera précisément d’étudier finement cette répartition des demandeurs d’asile entre les provinces, afin de mieux se disputer ensuite la part de la tarte financière. S’agit-il d’une diversion politique et d’une manière de pelleter vers l’avant un problème qui, pendant qu’on l’ausculte en comité, ne peut que s’aggraver ?

Ce comité est créé sous l’impulsion de la ministre de l’Immigration du Québec, Christine Fréchette, qui dit s’inspirer d’initiatives semblables tentées dans l’Union européenne, en Allemagne et en Suisse par exemple. Parlementer autour d’une meilleure répartition entre les provinces, pour décharger le Québec et l’Ontario d’une pression indue, est une idée à laquelle on ne peut s’opposer. Espérons que ce nouvel espace de dialogue servira à mettre sur pied des solutions constructives plutôt qu’à poursuivre une guerre de chiffres stérile.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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