Une élection partielle ne fait pas le printemps?

La dégelée s’est révélée lentement, sur huit heures d’un interminable dépouillement des votes. Mais le verdict de cette cuisante défaite libérale dans Toronto–St. Paul’s, une fois tombé au petit matin, n’était pas moins brutal. La forteresse rouge de la grande région de la Ville Reine vient d’être ébranlée jusque dans son centre. Une première victoire conservatrice à Toronto en près de 15 ans, qui vient conforter l’offensive furtive du chef Pierre Poilievre et menace de sonner, cette fois-ci, le glas du leadership de Justin Trudeau. De quoi faire réfléchir l’électorat.

Le revers, venant confirmer des mois de sondages défavorables, est désarçonnant pour les libéraux. Toronto–St. Paul’s, l’un de leurs plus gros châteaux forts (la circonscription avait été remportée par des majorités oscillant entre 24 % et 38 % depuis 30 ans), avait même résisté à la déconfiture de 2011. La barbacane a cédé lundi. Le candidat conservateur Don Stewart a devancé de 1,6 % la libérale Leslie Church, qui tentait de succéder à l’ancienne ministre Carolyn Bennett, qui a tiré sa révérence après 26 ans.

Les libéraux avaient pourtant dépêché M. Trudeau lui-même, ainsi qu’une douzaine de ministres, pour y faire campagne. Puis des dizaines d’employés pour inciter les électeurs à voter. En vain. Si tant d’efforts n’ont pas suffi, c’est dire la déconfiture que craindront de subir des élus de plus en plus anxieux. Car un résultat électoral général à l’image de celui de cette partielle pourrait leur coûter 55 des 75 sièges qu’ils détiennent en Ontario, prédit le sondeur David Coletto, de la firme Abacus.

La fatigue libérale et trudeauiste est telle que le parti est encore plus impopulaire que ne l’étaient les conservateurs de Stephen Harper à 16 mois des élections de 2015, qui ont signé la fin de leur règne, observe en outre le sondeur.

Bien que Justin Trudeau ait jusqu’ici eu les coudées franches pour décider seul de son avenir, la confiance et la patience de ses troupes pourraient finir par s’effriter. Pourtant, aucun de ses possibles successeurs ne semble séduire les électeurs davantage que lui, révélait un coup de sonde d’Angus Reid. La logique ne l’emporte toutefois pas toujours sur la panique politique.

Le cours des cycles électoraux tend à servir une saine alternance de gouvernance. Une élection complémentaire offre de surcroît l’audace d’envoyer un avertissement sans craindre d’immédiates répercussions. Celle de Toronto–St. Paul’s n’y faisait pas exception, pour dénoncer le manque de logements, le coût de la vie et la réponse libérale à la guerre entre Israël et le Hamas, la circonscription rassemblant la cinquième population juive en importance.

Le vote de protestation a donc presque entièrement convergé vers le Parti conservateur. Les néodémocrates, intimement liés au sort des libéraux en vertu de leur entente qu’ils n’ont toujours pas reniée, ont eux aussi affiché leur pire résultat en 30 ans, confirmant la dérive du parti sous la chefferie de Jagmeet Singh.

Toute solution de rechange à l’usure politique n’est cependant pas sans risque. Et l’offre conservatrice demeure inquiétante en matière d’environnement, de sécurité publique répressive, de compressions budgétaires et de politiques sociales. Le parti se dirige vers une super-majorité digne de celle de Brian Mulroney, en 1984, mais le mouvement conservateur d’aujourd’hui n’y présente pratiquement aucune ressemblance. Le courant progressiste y est à la marge — pour ne pas dire en exil —, tout comme la main jadis tendue aux valeurs québécoises.

Cette victoire surprise à Toronto contraindra peut-être Pierre Poilievre à cesser de se défiler pour étayer une fois pour toutes sa proposition politique. Il n’est cependant pas dit que ces précisions, si elles viennent, seront pour autant rassurantes.

Le plaidoyer de Justin Trudeau pour s’accrocher au pouvoir, martelant vouloir protéger son legs progressiste du spectre d’un gouvernement Poilievre, n’est en revanche pas plus convaincant. En entrevue au réseau CBC la semaine dernière, le premier ministre n’a trouvé rien de mieux à offrir pour justifier l’espoir d’un exceptionnel quatrième mandat que de vouloir « continuer ».

Or, cette voie empruntée depuis bientôt neuf ans ne séduit plus les électeurs. Elle s’est en outre tracée, aux Communes ce printemps, en répondant surtout aux demandes des néodémocrates, le mince agenda législatif ayant autrement laissé l’impression d’un gouvernement arrivant à bout de souffle.

Il n’y a plus qu’au Québec que M. Trudeau peut encore espérer une planche de salut. Mais ici aussi lui faudra-t-il proposer de nouvelles avenues, en s’éloignant — espérons pour de bon — des ingérences à répétition.

Les Québécois et les Canadiens méritent le changement qu’ils réclament. Il revient à Justin Trudeau de les convaincre rapidement que ce renouveau pourra se faire sous l’enseigne libérale. Et de convaincre ses troupes d’accepter qu’il en demeure le porte-étendard. Autrement, les électeurs canadiens pourraient bien emboîter le pas à leurs concitoyens torontois.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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