Cohabiter jusqu’à l’intolérable
Il est de bon ton chez nos décideurs de jeter le blâme sur les citoyens quand un projet de cohabitation tourne au vinaigre. On diagnostique alors un syndrome du « pas dans ma cour », une maladie contagieuse, qui peut même muter en une intolérance — ô le vil mot ! — qu’il convient de dénoncer haut et fort. L’antidote qu’on nous propose ? Changer de regard et de ton pour favoriser une meilleure cohabitation. Mais cohabiter, est-ce pour autant tout tolérer ?
Faire ses sorties au parc sous escorte policière comme on le fait au CPE du Petit Palais, par exemple, est-ce tolérable ? Évidemment pas. Et ce n’est pas souhaitable non plus. Le directeur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a insisté sur le caractère d’exception de cette mesure, qui place la police dans un rôle qui n’est pas le sien. Fady Dagher a raison, ce travail relève des travailleurs sociaux et des soignants, pas des policiers.
Être témoin sur une base quotidienne d’« événements perturbateurs » comme de la violence ou de l’exhibitionnisme depuis sa cour d’école, comme à Victor-Rousselot, est-ce plus soutenable ? Bien sûr que non. Le hic, c’est que ces situations sont devenues la normalité aux abords de la Maison Benoît-Labre, un centre de jour et d’hébergement pour 36 ex-sans-abri, doublé d’un site de consommation supervisée de drogues dures.
En plus de sa directrice générale, le dossier ultra médiatisé a vu défiler la santé publique, des organismes d’aide, des experts, ainsi que la mairesse Valérie Plante et le ministre Lionel Carmant. S’interdisant de conclure à un échec, ceux-ci ont défendu, chacun à leur manière, la nécessité de persister dans nos efforts de cohabitation pour rapiécer un tissu social malmené comme jamais dans ce secteur de Montréal.
C’est un argumentaire qui est trop court, sinon dangereux.
Comprenons-nous bien, ces ressources spécialisées sont nécessaires, vitales même. Mais le progressisme bon teint dont on les pare a l’effet pervers de balayer les failles de nos services de santé et sociaux sous le tapis. Ce faisant, non seulement il dit au citoyen que sa voix ne compte pas, mais il permet à tous ceux qui y sont impliqués de près ou de loin de se déresponsabiliser de ce qui peut se produire en périphérie.
Les lieux où l’on accueille ces clientèles en détresse ne sont pourtant pas des zones franches au sein desquelles tout devient permis. Une cohabitation réussie nécessite un minimum de civisme. Dans le cas de la Maison Benoît-Labre, on a annoncé du soutien psychosocial et évoqué le déménagement du CPE. Ce sont là de pauvres béquilles. Ce dont Montréal a besoin, c’est un vrai continuum de services et de soins, et une intensité bien plus grande.
Nous avons souvent défendu les bienfaits nécessaires de l’approche de réduction des méfaits. Nous croyons toujours à ses vertus, les questions de dépendance et d’itinérance étant indubitablement à ranger du côté de la santé publique et non de la justice criminelle. Mais telle qu’elle est pratiquée en ce moment avec des bouts de ficelle, des ruptures de services constantes et une énergie du désespoir, cette approche ne tient pas ses promesses à Montréal.
Un ressac guette. On en trouve un bel échantillon ailleurs au Canada. Le modèle albertain, par exemple, défend l’idée que la réduction des méfaits nourrit un cercle vicieux qui revient essentiellement à financer publiquement la dépendance. Le problème, c’est l’addiction ; la solution, c’est le rétablissement, explique son architecte, Marshall Smith. Le bras droit de la première ministre Danielle Smith traîne un lourd passé de consommation et d’itinérance. Pas étonnant qu’il aborde son mandat comme une mission, avec tout ce que cela suppose d’intransigeance et d’absolu.
Le gouvernement Ford en Ontario a repris les grandes lignes de l’argumentaire albertain, allant jusqu’à demander au fédéral d’arrêter d’autoriser des sites d’approvisionnement plus sécuritaire sous prétexte que ceux-ci ouvrent la porte à la revente, souvent à des jeunes, en plus de favoriser des poussées de violence. En Colombie-Britannique, le gouvernement Eby cherche par tous les moyens à retraiter sur son projet-pilote de décriminalisation des drogues dures.
Le malheur, c’est que pas très loin au bout de cette pente-là, on trouve une porte qu’on a fermée et qu’on ne voudrait pas rouvrir : celle de la criminalisation pure et dure. La recherche a montré que l’approche punitive donne très peu de résultats, sinon des fruits amers. L’approche de réduction des méfaits (couplée à une approche thérapeutique solide) compte au contraire plusieurs francs succès là où on y a mis le prix.
À Montréal, où la concertation est un échec et les ressources en constante privation, cette voie paraît hélas plus fragile que jamais. À l’image de notre époque polarisée — et polarisante —, on sent que toutes les parties concernées s’éloignent, alors qu’il faudrait plutôt qu’elles se parlent et se rejoignent là où les bénéfices collectifs et individuels se rencontrent. Sinon, c’est le mur qui nous attend.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.