Christian Dubé, équilibriste

Le ministre de la Santé, Christian Dubé, et les médecins omnipraticiens dansent un tango de la dernière chance pour sauver de la catastrophe le GAP (Guichet d’accès à la première ligne), un des plus grands succès récents du système de santé. Si les rendez-vous médicaux permis par cette prise en charge collective diminuaient de manière draconienne, tel qu’on l’entrevoit maintenant avec effarement, ce serait un retour à la case départ pour des milliers de patients à nouveau orphelins.

M. Dubé semble un adepte de la négociation raisonnée. Il n’a pas le profil vociférateur de certains de ses prédécesseurs, qui ont joué de la menace avec les groupes de médecins pour tenter d’arriver à leurs fins — sans grand succès. Le ministre de la Santé souhaiterait sauver le GAP du désastre, mais pour cela, il doit s’entendre avec les médecins de famille. Le désaccord porte entre autres sur la fin, le 31 mai, de l’entente sur l’accessibilité, qui depuis 2022 a permis l’inscription de quelque 940 000 patients dans un système de prise en charge collective. Plutôt que d’associer un médecin à un patient, on associe un patient à un groupe de médecins. Sur papier, ce système est fabuleux d’ingéniosité.

Dans les faits, il fonctionne grâce à une prime de 120 $ par patient, négociée au moment de la signature de l’entente. Celle-ci devait cesser d’être versée le 31 mai 2024. Les deux parties discutent en ce moment d’une manière de prolonger l’accord, mais déjà, des cliniques ont annoncé qu’elles cesseront la prise en charge collective, ce qui a fait chuter les plages de rendez-vous disponibles d’ici au 15 juin. Il s’agit d’une véritable aberration, qui une fois de plus contribue à coincer les patients vulnérables entre les intérêts des médecins et les volontés du gouvernement.

L’exaspération ne tient pas seulement au fait que ce dérapage annoncé n’a pas pu être évité, surtout quand on sait qu’il porte sur l’enjeu vital de l’accès aux médecins de famille pour la population. Nombre de ministres de la Santé avant Christian Dubé se sont engagés à le régler. L’avènement du GAP, un système à parfaire, permettait enfin d’y croire. Y mettre la hache au nom des incapacités légendaires des médecins et du gouvernement à s’entendre est purement insensé.

Dans l’histoire contemporaine du Québec, les bras de fer entre les fédérations de médecins et le gouvernement en place sont légion. L’ex-ministre de la Santé et des Services sociaux François Legault s’était retrouvé à imposer une loi spéciale en 2002 pour forcer le travail des médecins dans les urgences en crise. Arrivé au bout de ses efforts de négociation pour endiguer un grave problème dans les urgences des hôpitaux, il avait dû recourir à la menace et à la force. Dans les négociations qui ont suivi entre les médecins omnipraticiens et le gouvernement du Québec, plusieurs des mêmes éléments se sont souvent retrouvés à peser dans la balance : le rattrapage salarial par rapport aux autres provinces, le nombre d’heures travaillées par les médecins et leur accessibilité pour les patients orphelins. Presque toujours, les négociations se sont soldées par des augmentations — souvent excessives — attachées avec des primes et des ententes particulières. Dans la population, impatiente de voir ces hausses salariales améliorer son sort, on a souvent senti l’irritation face à ces médecins rois.

Heureusement, les augmentations sans condition n’ont plus la cote. En échange de la prolongation de l’entente sur l’accessibilité, le ministre Dubé doit recevoir un engagement ferme que les rendez-vous payés au prix fort servent bel et bien leur premier objectif. Les médecins de famille avancent que tel est le cas, mais ils sont prêts à améliorer le fonctionnement là où il y a des failles.

C’est de bien mauvais augure pour la « vraie » négociation qui s’amorce entre la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec et Québec, sur les conditions de rémunération. Les gains passés des médecins à la table ont contribué à leur forger une image de clients exigeants sur le plan financier, au point où parfois, cela frisait l’indécence. Sur le terrain, des échos de plus en plus fréquents viennent de médecins désabusés et écoeurés par la crise secouant le réseau de la santé, qui affirment travailler sans relâche pour un système qui se mord la queue. Ces doléances ne devraient laisser personne indifférent. Non seulement la médecine familiale a de moins en moins la cote dans les facultés de médecine, mais de plus en plus de jeunes médecins quittent le navire ou songent à le faire. Nous n’avons pas besoin d’un exode pour venir aggraver une pénurie déjà criante.

Les défis du ministre de la Santé sont donc immenses. Après avoir mis son poing sur la table au conseil général de la Coalition avenir Québec, il s’engage maintenant à « ne pas être intransigeant » avec les médecins. Bien qu’il soit parfaitement sensé qu’il veuille s’assurer que les médecins de famille remplissent leurs engagements, il doit aussi tenir compte d’une population de médecins qui, visiblement, n’a plus le coeur aux réformes et aux grands remaniements. Sur ce mince fil de fer, le ministre équilibriste doit avancer en faisant en sorte que la population y gagne au change.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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