C’est l’heure des comptes pour les plateformes étrangères
Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a publié récemment une politique très attendue qui donne un aperçu des nouvelles obligations de financement des plateformes de diffusion en ligne. C’est une étape importante dans cette bataille perpétuelle pour la découvrabilité des contenus et la vitalité des industries culturelles dans les univers numériques.
En résumé, le CRTC impose aux plateformes de diffusion en ligne qui ne sont pas liées à des radiodiffuseurs canadiens — lire Netflix, Disney+ et autres plateformes de visionnement — une « contribution de base » visant à financer la production canadienne dans toute sa diversité. Les fonds, évalués à 200 millions de dollars par année, serviront au financement des nouvelles locales à la radio et à la télévision, au contenu autochtone, francophone ou d’un groupe minoritaire. Les sommes attendues correspondent à 5 % des revenus canadiens des grandes plateformes étrangères.
L’avis du CRTC découle de l’adoption de la Loi sur la diffusion continue en ligne, au printemps 2023, précédée elle-même des travaux de la commission Yale. En dépit de l’obstruction des conservateurs et d’un travail de sape des tenants du non-interventionnisme dans l’économie numérique, le gouvernement Trudeau a réussi à jeter les bases d’un cadre cohérent à partir duquel nous pourrons envisager la refondation des industries culturelles.
Les 200 millions exigés des plateformes en ligne peuvent sembler insuffisants aux yeux de certains. Nous sommes loin de l’hypothèse de 830 millions avancée par des représentants gouvernementaux lors de l’étude du projet de loi. Malgré tout, cette réforme est porteuse d’un principe que les acteurs des milieux médiatique et culturel martelaient depuis près de dix ans. Toutes les entreprises qui tirent un avantage du système de radiodiffusion canadien et de son marché doivent contribuer à la création et au financement de la production. Oui, cela inclut les géants transfrontaliers de la diffusion numérique.
Ce principe allait de soi durant les beaux jours révolus de la culture analogique. Les industries culturelles étaient bien réglementées, parfois même trop, et les diverses instances de financement, indépendantes de l’État, assumaient leur fonction de redistribution des fonds publics et privés avec des quotas à la clef pour respecter la dualité linguistique, en particulier à la radio.
Entrent en scène la révolution numérique et l’ascension vertigineuse des plateformes de diffusion en ligne, libres de toute contrainte. Elles n’avaient que faire de ce vieil ordre, et comment les en blâmer ? Pendant des années, de nombreux États démocratiques à travers le monde ont négligé de moderniser leur cadre législatif, au point de basculer vers la non-affirmation de leur souveraineté culturelle dans les univers numériques. L’Union européenne fut la première à inverser la tendance.
Pour un pays comme le Canada, fondé sur des principes de dualité linguistique, le laisser-faire représentait un sauf-conduit vers l’homogénéisation culturelle. Elle est déjà bien à l’oeuvre d’ailleurs, comme en attestent la transformation des habitudes de consommation vers les plateformes de diffusion en ligne étrangères, les difficultés d’y trouver des contenus francophones originaux et l’exclusion des créateurs ou des producteurs de contenus de la chaîne de création de la valeur.
Le contenu sera le roi, claironnait-on aux débuts de la révolution naissante de l’Internet, il y a plus d’un quart de siècle. Fort bien, mais nous avons perdu de vue l’essentiel. La distribution allait devenir l’empereur, et celui-ci serait mû par l’éthique du profit, la vision et les intérêts de la Silicon Valley. C’est un facteur de risque pour la diversité d’expression culturelle qui ne disparaîtra pas de sitôt, et qui gagnera en importance grâce à une nouvelle révolution portée par l’intelligence artificielle générative.
La Loi sur la diffusion continue en ligne et les directives du CRTC ne vont pas infléchir ces tendances à elles seules, mais elles posent des jalons originaux, notamment en s’appuyant sur les organismes existants, tels que le Fonds des médias du Canada, pour gérer les fonds. Les médias sociaux, les balados, les jeux vidéo et les livres audio ne sont pas pris en compte, ce qui vient aplanir la critique sur les risques de taxation à outrance des usages numériques. Le cadre réglementaire s’applique uniquement à la musique professionnelle, aux films et aux séries télévisées en ligne. La dualité linguistique est aussi à l’honneur, avec une répartition des fonds à 60 % pour les contenus de langue anglaise et 40 % pour les contenus de langue française. Les Premières Nations et les minorités linguistiques ne sont pas en reste dans ce régime inclusif.
Les associations représentatives du milieu culturel québécois ont souligné à l’unisson l’à-propos de cette réforme qui est largement préférable au statu quo. La Loi sur la diffusion continue en ligne est un moyen pour éviter que l’avenir soit fait d’une culture traduite de l’américain. Il faudra le rappeler à l’aube d’un cycle politique fédéral annonciateur d’un vigoureux débat sur ces questions de politiques publiques.
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